• On va au resto vendredi, tu te rappelles ?
• Oui, bien sûr.
• On achète le vin juste avant ?
• Je ne boirai pas.
• Pourquoi ?
• Il se peut que le ramadan commence le samedi.
• Et alors ?
• Bein, je ne bois pas pendant le ramadan.
• Et pourquoi ?
• Parce que. C’est un mois sacré.
• Mais tu as bien dit que le ramadan, c’est le lendemain, non ?
• Oui.
• Alors ?
• Je risque d’avoir soif. L’alcool, ça déshydrate.
• Pries-tu cinq fois par jour ?
• Non.
• Étais-tu marié avec ton ex ?
• Non.
• Je ne comprends rien. Tu fais ce que tu veux.
• C’est du bon sens. Et puis, oui, tout le monde fait ce qu’il veut, pourquoi pas moi ?
• Ça n’a pas de sens. Ça devient Dieu à la carte.
• Ça n’a pas de sens pour toi. Pour moi, ça en a.
• Explique-moi, alors !
• Je n’ai rien à t’expliquer. C’est spirituel. Le spirituel, ça ne s’explique pas.
• Manges-tu du porc ?
• Non.
• Un musulman qui boit du vin, mais ne mange pas de porc, a des relations hors mariage, mais fait le ramadan. Ne prie jamais, mais... Ah tiens, manges-tu Halal ?
• Pas nécessairement. Je mange ce qu’ils vendent au supermarché du quartier.
• Tu es fou.
• Peut-être, mais je ne fais de mal à personne.
• Tu n’es pas cohérent.
• Es-tu cohérente toi ?
• Oui.
• Fêtes-tu Noël ?
• Oui.
• Fêtes-tu Pâques ?
• Oui.
• Vas-tu à la messe chaque dimanche ?
• Non.
• Fais-tu le carême ?
• Non.
• Alors, where is the so called cohérence ?
• …
• Chacun fait ce qu’il veut. Tu l’as bien dit.
• Maintenant, tu veux me faire croire que toi, tel que je te connais, fêtard et jouisseur, tu ne boiras pas d’alcool pendant tout un mois ?
• Oui, je l’ai fait pendant des années. Pourquoi ne le ferai-je plus maintenant ?
• Ce doit être dur.
• C’est question de conviction.
• Peux-tu m’expliquer à quoi ça sert de crever de faim et de soif du lever au coucher du soleil ?
• À comprendre ceux qui vivent ça quotidiennement.
• Des gens qui ne boiraient pas et ne mangeraient pas pendant des journées ?
• Bien sûr.
• Je n’en connais pas. Ça n’existe plus ces choses-là.
• Pas vrai. Va faire un tour dans certains pays. Va voir les petits patelins de pays dits en voie de développement. Coins perdus où le temps s’est arrêté. Mais qu’est-ce que je raconte ? Pas besoin d’aller si loin. Il y a ici, à Montréal, des errants qui ne trouvent souvent rien à manger.
• Ils l’ont choisi.
• Pas toujours.
• Que tu peux être romantique.
• …
• On est un pays riche. Les gens qui n’ont rien, ont l’aide du gouvernement.
• Tu marques un point. Mais tout n’est pas si facile. Que fait-on, toi et moi, pour ces gens-là ? Les aidons-nous à se réinsérer dans la société ?
• Je leur donne des sous des fois.
• Ce ne sont pas les sous le problème. C’est la chaleur. C’est le sourire. C’est la non-indifférence. Nobody cares about them.
• Et en faisant ton ramadan, you think you help ?
• Je me remets en question. Je ne prends plus rien pour acquis. Je me calme. C’est une hygiène de vie. C’est un mois parmi douze où je me sens plus décalé que les autres mois. Parce que...je suis toujours décalé, je dois avouer.
• Mais tu te goinfres la nuit.
• Pas vrai. Je n’ai pas le temps de toutes les manières. Ni l’appétit. Ni l’envie. Je ne suis pas au Maroc. Là-bas, je me goinfrais. Parce que tout le monde est dans le même beat. Ici, je dois me coucher, parce que le lendemain, à sept heures, je dois être debout.
• Ne te sens-tu pas faible ?
• Oui.
• Penses-tu que tu pourras le faire quand ça viendra en été et qu’il fera quarante degrés à Montréal ?
• Je suis très sceptique. Ce sera très, très difficile.
• Alors ?
• On verra d’ici là.
• Aimes-tu le ramadan finalement ?
• Je respecte cette « tradition ». Mais je trouve ça de plus en plus dur. Et puis, je ne bois pas pendant trente jours. C’est bon pour la santé.
• J’avoue. Je pourrais manger devant toi ?
• Je m’en fous.
• Tu es fort toi !
• Pas du tout. Si tu savais…
• Tu ne vas pas te sentir seul cette année chez toi, vu qu’elle n’est plus là ?
• Oui. Mais c’est la vie. Dans la vie, de temps en temps, il faut faire un bout de chemin seul.
• Tu me rappelles ce livre. Le pèlerin de Compostelle. De…euh…
• Paulo Coelho.
• Il est bon ce livre.
• Il est…intéressant en tout cas.
• Tu as lu ça toi ?
• Bein, oui.
• Mais tu n’es pas chrétien.
• Et ? S’il fallait que ce soit juste les chrétiens qui lisent des livres de chrétiens, des musulmans des livres de musulmans, des juifs ceux des juifs, des bouddhistes..
• Ça va, j’ai compris.
• …
• Et tu as aimé ?
• C’était intéressant. Je te l’ai dit…
• Qu’y as-tu aimé le plus ?
• Les expériences inexplicables. L’épisode du chien. Ça m’a rappelé des histoires à dormir debout qu’on nous racontait au pays.
• Ok. Alors, je vais lire un livre de votre culture. Que me conseilles-tu ?
• La vie devant soi.
• Mais c’est de Romain Gary, il n’est pas arabe.
• Presque.
• Sa mère était juive.
• On est tous l’arabe de quelqu’un d’autre. La vie devant soi est un livre très oriental. Si Gary n’avait pas été un immigrant en France, il n’aurait jamais pu écrire ça.
• Et un autre livre ?
• Les croisades vues par les arabes.
• De qui ?
• Amin Maalouf.
• Ça parle de quoi ?
• Des croisades vues par les arabes.
• Très drôle. On fait un truc alors. Tu lis des Québécois en même temps et on en discute.
• Ça me va.
• L’avalée des avalés.
• Pas capable. Je l’ai commencé. Il m’est tombé des mains.
• Dévadé.
• Idem.
• Tu ne comprends rien à la littérature Québécoise.
• Peut-être. Mais Louis Gauthier, c’était bien.
• Louis qui ?
• Voyage en inde avec un grand détour. Voyage au Portugal avec un allemand…
• Beaux titres en tout cas.
• Et belle prose. On se reconnaît là-dedans.
• Ça parle de quoi ?
• Gauthier voyage et raconte. Sa solitude, son décalage…
• Toujours les mêmes thèmes avec toi.
• Oui. Parce que c’est toujours moi.
• Ok. J’en ai un. Il faut que tu l’essayes.
• Vas-y.
• L’hiver de force.
• Ducharme encore ? D’accord. Je l’ai chez moi. Je vais m’y attaquer bientôt.
• Ça marche.
• À vendredi.
• À vendredi. Si le ramadan ne commence pas samedi, tu prendrais un verre ?
• Non. Pas nécessaire…J’arrête dès aujourd’hui.