Tuesday, April 22, 2008

Césaire ne serait pas content

Je l’avais dit dans le texte d’avant : A., Torontoise d’une quarantaine d’années, fréquente S., Cubain de 33 ans.
S. est un grand noir aux yeux légèrement rouges. Ou bien il ne dort pas beaucoup, ou bien il pleure chaque jour. J’opterais plutôt pour la première option.

Il s’est assis à côté de moi et j’ai tout de suite vu ses cicatrices : une au bras droit, une à côté de l’oreille gauche avec des points de sutures. Tout ça était récent. Pas de doutes là-dessus.
- Que t’est-il arrivé ?
- Rien de grave. Je suis tombé.
J’avais un ami au collège qui venait de temps en temps avec un œil au beurre noir. Quand je lui demandais ce qu’il avait, il répondait toujours : je suis tombé. Son père cognait fort.
- Rien de grave. Je suis tombé.
- Tu t’es battu.
Il m’a regardé du fond de ses yeux rouges et a lâché, un peu surpris :
- Oui. Je me suis battu. Le con était saoul et racontait des conneries sur ma copine. Je lui ai foutu deux coups de poing. J’ai tourné le dos pour m’en aller et c’est là qu’il a cassé une bouteille de bière et m’a tapé sur la tête et sur le bras.
- As-tu prévenu la police ?
- Je n’aime pas la police.

Un des gardes de l’hôtel s’est approché de nous et a appelé S. Quand il est revenu, il n’était manifestement pas de bonne humeur.
- Qu’est-ce qu’il y a ?
- Je n’ai pas le droit de m’asseoir sur les chaises.
- Pourquoi ?
- En théorie parce que je suis Cubain. La vérité est tout autre : je suis noir.

Cette fois, je n’ai rien dit. Je ne m’attendais pas à ça. Encore une fois, l’idée romantique que j’avais de Cuba s’est éteinte comme la flamme d’une chandelle qui cède à la violence d’un ouragan.

Mais disait-il la vérité ?



Labels:

Tuesday, April 15, 2008

Rien de mieux que la mer pour me remettre d'aplomb

J’avais acheté des petites bricoles quelques heures avant mon départ pour Cuba. Rien de bien impressionnant : des crayons de couleur, des ciseaux, des cahiers, quelques articles pour femmes et des médicaments. Depuis mon arrivée, j’offre ces articles à droite et à gauche, à tout le monde. La femme de ménage m’écrit une note chaque jour sur un petit bout de papier et me le laisse dans ma chambre. Je lui réponds sur le même papier. Et ainsi de suite. Je sais qu’elle s’appelle Mercedes, mais je ne l’ai jamais encore rencontrée. Elle m’a l’air fort sympathique.

Ce matin, je parlais à une femme de ménage que je vois depuis quelques jours autour du snack-bar. Tu finis à quelle heure aujourd’hui ? À 11h du soir. Tu as commencé à quelle heure ? 8h du matin. (J’ai la mauvaise manie de tutoyer tout le monde. Je n’aime pas vouvoyer. Je n’ai jamais aimé vouvoyer qui que ce soit.) 15h de travail. Le Canadien d’adoption en moi trouve ça trop. Beaucoup trop. Mais qu'y puis-je ?

Je connais tous les maître-nageurs maintenant. Ils sont braves, gentils, serviables. Bien sûr, ils veulent la montre, les lunettes, les palmes. Ils veulent tout. Je m’énerve de temps en temps contre eux pour cette même raison. Et puis, je me dis que peut-être à leur place, j’aurais fait la même chose. Certains emploient la technique de l’hameçon avec moi. Vous ne connaissez pas ? Exemple : vous aimez la montre de Jean. Vous lui dites : combien tu l’as achetée ta montre ? Il donne un prix. Peu importe le prix, vous lui répondez : ah, je n’arriverai jamais à payer ça. Voilà, vous avez jeté l’hameçon. Vous n’avez qu’à attendre que la culpabilité du touriste occidental rassasié le ronge et qu’il vous la donne de plein cœur. Le poisson aura mordu à l’hameçon. Sauf que…je ne suis pas Jean. Encore moins un poisson. Je suis né au Maroc. J’ai vécu longtemps au Maroc. Et les Marocains sont de bons candidats au titre de championnat mondial de la technique de l’hameçon. Les Cubains oublient souvent ce petit détail. Et c’est malheureux. Je ne peux m’empêcher de lire d’avance la situation, deviner le sens de la question peu innocente, reconnaître l’affreux hameçon de loin et faire comme si je n’avais rien compris.

Je dois quand même reconnaître que de temps en temps, je joue le personnage de Jean. Rien à faire, la culpabilité est là et l’on n’arrive jamais à s’en défaire.

Le soleil m’a quelque peu brûlé les épaules, malgré les crèmes dont je n’arrête de m’asperger le corps. Je ne mange jamais au buffet. Le matin, je me présente au snack-bar et je commande une omelette et un thé. J’aime mâcher le pain cubain et boire du thé en face de la mer bleue. Je suis rarement aussi heureux. À midi, je commande trois, quatre pizzas végétariennes avec des frites au même snack. J’en mange une, les autres vont aux maître-nageurs. Le gérant de l’hôtel m’a une fois vu, mais n’a rien dit. Quant au dîner, je mange chaque soir chez Eduardo. Eduardo est le serveur d’un des quatre restaurants de l’hôtel. Les cheveux grisonnants, un peu rondelet, il possède un visage très charismatique et est un homme de peu de mots. Je l’ai connu à travers A. une torontoise qui est ici pour la sixième fois maintenant et qui fréquente un Cubain vivant ici. A. n’a pas besoin de réserver de la façon traditionnelle : elle croise Eduardo et lui demande de lui garder une table pour le soir. Depuis que j’ai goûté à la langouste d’Eduardo, son riz avec une sauce que je ne saurais décrire, sa glace au chocolat, c'est toujours la même chose : à la fin de chaque repas, je réserve d’avance pour le dîner du lendemain.

Mon ventre est un peu plus rond. L’embonpoint d’Eduardo n’est guère une énigme.

Le bleu de la mer me donne chaque jour des frissons.

Ça donne envie d’écrire des poèmes.

Mais quel meilleur poème que la vie…


Labels: , ,

Tuesday, April 08, 2008

Tout ça pour ça

CCCP. Aussi loin que je me rappelle, mon coeur battait à la vue de cet acronyme.
Le gros échiquier sentant le bois que mon père avait amené de l’URSS. La statuette trônant au beau milieu de la bibliothèque que j’avais longtemps crue faite à l’effigie d’un ancêtre. C’était Lénine. Ce bon vieux Lénine. Ou plutôt le cliché-propagande-Lénine : Chauve avec une barbichette, souriant à son prochain. Le journal que j’allais chercher chaque jour, lieutenant fidèle aux ordres paternels : Al Ittihad Al Ichtiraki (L’union communiste). Et ces noms que j’entendais, que je buvais, sans savoir de qui, de quoi il s’agissait. Mao Tsé-Tung. Castro. Guevara. Cette froideur calme que tous les sportifs venant de pays communistes avaient. Lendl. Navratilova. Kukoc. Divac. Shushunova. Je les admirais. Je les aimais. Mais quand ils battaient ces Américains, gros, forts, chewingumés et arrogants, je les vénérais. C’était comme ça. Il suffisait qu’un géant américain, aussi élégant qu’une vache en ménopause, perde contre un frêle et long blanc (de préférence communiste), pour que je sois aux anges.

Aussi loin que je me rappelle, je n’avais pas que le cœur à gauche. Le cerveau aussi. Mais je me trompais. Ce n’était pas vraiment le cerveau. Un cerveau, ça sert à réfléchir, pas à rêver de concepts.

J’ai ainsi aimé Castro sans le connaître. Un dictateur ? Vous n’avez rien compris. Vous êtes vendus. Un tueur ? Et on la fait comment, la révolution, sans tuer ? Hein ? Il ne fallait pas le critiquer. Mon cœur battait fort et mon sang ne faisait qu’un tour. C’était comme ça. Primitif et venant du cœur.

Puis vinrent les livres, les documentaires, les témoignages. Puis vint la lumière. Je m’en fous que ce soit biaisé aussi. Je m’en fous que ces livres, documents, films soient commandités par des anti-castristes, anticommunistes, capitalistes aux longues dents. Il faut mettre de l’eau dans son vin. J’ai toujours essayé d’en mettre. Autant que je pouvais. J’ai donc su pour Cienfuegos. J’ai donc su pour le Che (Kalfon disait dans sa longue biographie de celui-ci que si Fidel avait demandé au peuple cubain de se priver de nourriture pendant un mois pour mettre de côté de l’argent et sauver Ernesto de son périple bolivien, le peuple aurait obéi avec joie, tellement ils vénéraient l’Argentin). J’ai aussi vu Fidel s’accrocher au pouvoir, construire petit à petit son royaume assez proche de la dictature. Et je l’ai vomi. Dans un coin de mon cerveau, je l’ai froidement barré, biffé, effacé. Je n’ai pas craché sur sa tombe. Mais je n’ai pas versé de larmes, non plus. Je l’ai simplement enterré et j’ai tourné le dos. Et ce fut une déchirure. Une déchirure calme et logique, mais douloureuse et non sans incidence sur mes croyances, sur mes idéaux.

Dans le même coin de mon cerveau, j’ai bougé le Che d’un cran. Je le voulais intouchable, irréprochable. Il n’en est rien. Il n’y a pas d’être humain de cette trempe. Ça n’existe pas. J’ai enlevé tous les grigris. Je l’ai dépouillé de tout ce qui est superflu et irréaliste, de tout ce que j'ai (on a) imaginé, inventé, rêvé. En est sorti l’Homme avec un grand H. L’Homme de principes. L’Homme intègre. Il fut rêveur ? Romantique ? Naïf ? Peu importe. Il n’a jamais changé, jamais déplacé son objectif d’un iota. Jamais. Et c’est peut-être pour ça qu’il a crevé, un peu bêtement, un peu follement, en Bolivie.

Mais je m’éloigne du sujet. Car le sujet est autre. Autre et triste.

C’est à Trinidad que mes idéaux sont vraiment tombés. Que dis-je ? Ils se sont fracassés, brisés, réduits en mille petits morceaux hétéroclites, noyés quelque part entre la mer et la terre, entre le cerveau et le cœur, entre l’esprit et l’âme. Je les ai vus. Mes sœurs cubaines. Mes frères cubains. Et j’ai voulu les prendre dans mes bras. Qu’on pleure ensemble un coup. Qu’on sanglote. Qu’on se soulage. Qu’on se lâche.
Pourtant, ils souriaient. Pourtant ils étaient plus vivants que moi et les autres touristes, petits pantins gras et vides, un peu gagas devant un soleil dont on ne soupçonnait même plus l’existence. Mais c’était là. Quelque part dans leurs yeux, tu pouvais lire un grain de désespoir. Une petite lumière éteinte.
Alors Fidel, qu’est-ce que vous en pensez ? Ils prétextaient systématiquement la gonorrhée guinéenne ou la migraine tropicale. Alors, la révolution ? On m’offrait un verre de Rhum et en avant la salsa. Ou je ne sais quelle autre danse niaise que je ne sais danser. Parce que moi, grand maladroit aux jambes aussi souples qu’un comptable retraité, je ne danse pas. Je regarde danser. Et j’aime les regarder danser. Parce que, le grain de désespoir s’envole. Parce que, pour un moment, pour un moment seulement, ils sont heureux comme de beaux garçons naïfs. Et c’est touchant, très touchant, de voir leurs sourires se dessiner sur leurs visages un peu (trop) fatigués par l’embargo externe et l’oppression interne.

La vieille femme édentée qui me demande mon chapeau. Les maisons délabrées qui tombent en ruine. Les larges pancartes à l’effigie de Fidel dévoilant un message presque assassin « Patria o muerte ». Quelle foutue connerie. J’ai cru en ça moi ? J’ai vraiment cru en ça ? Patria o muerte. Ça ressemble étrangement à ce cher vieux slogan américain, directement tiré du discours de John F. Kennedy en 1961 : « ask not what your country can do for you—ask what you can do for your country. ». (Tu m’excuseras John, mais…ça pue la démagogie !)

Et c’est ainsi que c’est ou la patrie ou la mort, mais quand c’est la patrie c’est quand même la mort. Une mort lente, tranquille, à petit feu. Une mort qui voit, avec de la bave aux yeux, des touristes bedonnants, gros, cons aux chemises pleines de fleurs, mais libres, libres, libres.
Car à Trinidad (et j’imagine qu’ailleurs à Cuba aussi), la liberté est un luxe.

Et seuls les riches peuvent se payer un luxe.

Et les riches sont au pouvoir. Ou ne sont pas.

Dis-moi Fidel, ça a servi à quoi qu’on le foute dehors ce con de Batista ?

Dis-moi Fidel, tout ça pour ça ?


Labels: ,