Perdu
Je n’aime pas aller à ces rencontres. Mais je suis obligé. Je travaille pour cette institution tellement grosse, tellement riche. Une machine. Et il faut les faire, ces cours. De 8h30 à 17h00. Une journée avec des gestionnaires. Connaissez-vous cette secte ? Ils sont complaisants. Ils ont de l’expérience. Ils savent. Et je ne sais pas. Alors, je me sens seul, décalé, pas à ma place. Comme souvent d'ailleurs. Mais ça, c'est une autre histoire.
Alors, chaque fois, c’est le calvaire. Chaque fois, c’est la géhenne.
La première heure se passe bien. Il faut se présenter. J’essaie de blaguer. Nous faisons, en groupe, une présentation. Tout va bien. Ensuite, surgit L. L. est une gestionnaire comme je les déteste. Elle sautille. Elle frétille. Elle s’accapare la parole. Et parle, et parle, et parle… Ses phrases commencent souvent par un « Moi… ». Ça me fatigue. Ma voisine me lâche un « heureusement que c’est pas ma boss ». Je la comprends. Je la comprends tellement. Car comment avoir raison avec ces gens-là ? Comment débattre ? De toutes les façons, elle sait. Elle est une grande boss. Elle est une grande, tout court. Elle a essayé tant de choses. Et ses employés la remercient. Et ils l’aiment. Et finalement, on revient au même point. Elle s’aime. Elle s’adore. Et moi, je ne m’aime pas. Enfin, je n’en suis pas sûr du tout. Alors, comment pouvons-nous être d’accord ? Nous ne sommes pas du même monde. Il faudrait la faire psychanalyser. Parents trop permissifs. Fille unique. A toujours parlé. A toujours exprimé ses idées. C'est bien. Oui, mais, il y a des limites. Des fois, papa ou maman, aurait pu dire : L., laisse donc les autres parler un peu ! Écoute-les ! Ils ont peut-être des choses intéressantes à t'apprendre. Mais non. Mais on l'a laissée parler. Et elle parle encore. Et puis, ça a marché. C'est une success story. L. est boss. Dans une grande institution près de chez vous. Et elle s'aime. Et tout le monde l'aime. Coudonc, Jean-Jacques, serais-tu jaloux ? Non, seulement écoeuré. Par ce cirque. Par cet interminable film de série B. Par ce calvaire. Par ces gestionnaires. Ça pue l'orgueil, la vanité, toutes ces choses qui me font vomir chez l'être humain, et pour lesquelles, je rêve des fois d'être un léopard, ou un zèbre dans mon Afrique natale, libre et fou, fou et libre. Coudonc, Jean-Jacques, et toi, on devrait pas te faire psychanalyser ? Sûrement. Sûrement. Mais ça, c'est une autre histoire. Et puis, c'est pour ça que des fois, j'ai envie d'être un léopard ou un zèbre...
Plus la journée avance, plus je me tais. J’ai l’air bizarre. Aux quelques questions qu’on me pose, je lâche un seul mot : Ramadan. Ce n’est pas totalement faux. Un cours d’une journée, ça m’aurait épuisé même la panse pleine. Mais là, la gorge sèche, le ventre vide, c’est encore pire. Mais surtout, surtout, L. est là. Et ça, c’est comme cinq Ramadans en même temps.
Vers trois heures, un exercice de groupe. Une fois complété, le moniteur demande à l’équipe de L. « Comment vous êtes-vous départagé la tâche ? » Et L. de répondre, souriante, heureuse : « Moi, je prends de la place dans une équipe. J’ai pris les rennes… ». Je lâche, de l’autre bout de la salle un « Ah bon ? » sarcastique. L. me répond « Oui, mais je l’assume par exemple ». Qu’est-ce que je m’en fous que tu l’assumes. Et les autres avec toi, l’assument-ils ? N’auraient-ils pas aimé parler eux aussi ? Ne viennent-ils pas assister au même cours que toi ? Je me tais. Le silence est d’or. Le silence est d’or. Alors, sur ma chaise, je m’endors.
À la fin de la journée, nous nous congratulons. Complaisance, ô complaisance, royaume des imbéciles, je te honnis, je te renie ! L'Ignatius en moi, te maudit !
Nous nous souhaitons bonne continuation, et nous partons. Chacun de ces chevronnés gestionnaires ira appliquer les théorèmes appris dans son petit monde. Maintenant, Dieu merci, nous avons la science infuse. Nous savons. Grâce à ce moniteur. Et d’ailleurs, je me suis demandé toute la journée, comment fait-il le moniteur ? Comment peut-il passer sa vie à répéter ces insignifiances à des gens si imbus, à des L. ? Ce doit être triste. Enfin, de mon point de vue. Peut-être est-il heureux. Peut-être se sent-il le roi.
À quand la fin de la maîtrise, que je m’enfuie, jambes au cou, de ce monde immonde ? Ça ne dépend que de toi Jean-Jacques. Ça ne dépend que de toi…
posted by Onassis @ 8:13 PM
7 Comments
Ah oui... Que je m'en rappelle donc de ce festival d'insignifiances où j'ai toujours l'impression d'être le mouton noir. Oh well, à ramasser tous les joutons noirs, on pourrait faire un troupeau!
Onassis, j'ai quelque chose pour toi: l'auteur qui a écrit la phrase que j'ai citée l'autre jour est Helena Blavatsky, fondatrice du mouvement moderne de théosophie, sur lequel porte la page que je joins ici... Elle a écrit au tournant du 20e siècle, mis cela aurait pu être écrit la semaine dernière...
Raccourci vers : http://www.greatcom.org/resources/handbook_of_todays_religions/01chap08/default.htm
Quant à la littérature québécoise, je me rends compte que ce que j'en apprécie est loin de satisfaire les exigences minimale du MEQ... (Lire que les vieux baby boomers se gargarisent d'une nostalgie littéraire très radio-canadienne et qui, pour moi, sent la poussière...) Néanmoins, voici quelques titres, à part L'avalée des avalés...
Il faut avoir lu...
-Pieds nus dans l'aube et Le calepin d'un flâneur de Félix Leclerc (prose). La plupart de ses chansons peuvent aussi être lues comme de la poésie.
-La vieille femme d'à côté est enceinte (roman) et Les belles soeurs (théâtre) de Michel Tremblay, même si c'est la seule chose que vous lisez de lui.
-Obligatoire : Dernier Épisode (roman), d’Hubert Aquin; Le Refus Global (essai), de Paul-Émile Borduas et al.
-Au moins une œuvre du cycle « de la terre ». On a ainsi nommé les romans qui racontaient le terroir traditionnel canadien-français. Ces romans datent surtout de la 1re moitié du XXe siècle. Souvent, j’ai remarqué que tout en traitant le sujet de manière traditionnelle, il se dégage de ces œuvres une certaine volonté d’affirmer l’identité canadienne-française, face aux politiques de Duplessis, ultra-traditionnalistes. Je suggère : Le Survenant, de Germaine Guèvremont (sur la « peur » de l’autre et de l’étranger), Maria Chapdelaine, de Louis Hémon et Menaud, maître-draveur, de Félix-Antoine Savard.
-Zone ou bien Un simple soldat (théâtre), de Marcel Dubé.
Plusieurs personnes aiment bien Jacques Godbout, Yves Beauchemin, Marie Laberge (qui se lit bien), Arlette Cousture (ses Filles de Caleb sont correctes, mais ont eu un fort impact –voir série télé). À mon avis, pour cette génération d’auteurs, vous feriez bien de vous jeter sur Robert Lalonde. Son Iothéka (roman-carnet) est magique…
Pour les jeunes, beaucoup adorent Maxime-Olivier Moutier, qui est trop destroy-auto-complaisant pour moi; Stéphane Bourguignon (un peu bobo, sa série La vie la vie est bien meilleure…), Pascale St-Germain (sorte de Anna Gavalda) ou Matthieu Simard qui est drôle et savoureux.
Ouf, ouin. Je pense que t’en a plus que tu en as demandé…
Les égoïstes sont les gens qui disent avec véhémence qu'on ne pensent jamais à eux. Cette dame, adepte du JE que vous décrivez si bien, elle a une soeur dans mon bureau. C'est ma cheffffe d'équipe !
Lourde la L. Tu es plus conciliant et patient que je ne peux l'être. ;)
Gen : Verbomotrice. (rires) J'aime bien ce mot !
Eliane : Merci infiniment pour toute cette information. Je m'attaque à cette pléiade de livres dès que possible. As-tu avancé dans "Mendiants et orgueilleux " ?
Nina : Pauvre de toi. Tu as besoin de beaucoup de courage et de patience.
L'or : Je n'avais pas vraiment le choix :(
Salut,
Beau cas.
Depuis le temps que je «trempe» dans «l'administration des marchés»,je peux avoir moi-même décoché toutes ces flèches à l'endroit des «Gère-Mène» de ce monde... Quand on a comme toi l'habitude du dialogue et un recul critique, la ligne «droite» des courants à la mode et si changeant du «managemen» manquent de philosophie, d'éthique et tout simplement d'humanité. La fin ne justifie pas les moyens : règle d'or très peu valorisée dans les grosses institutions riches... Maintenant, les gros moi, ils se retrouvent sur toutes les scènes. Mais le «spirit» des affaires les rend peut-être plus obèses encore. Je connais par ailleurs personnellement des entrepreneurs qui sont de grands créateurs : aucune trace de «bullshit» dans leur cas.
Quand on est obligé de faire avec, le plus sage est peut-être de tenter de dépasser le ressentiment, d'écouter en faisant le vide, puis de réagir au besoin par une question ou un commentaire, comme tu l'as fait d'ailleurs de façon sarcastique à propos du beau leadership assumé. Sans doute que ta remarque n'est pas passée inaperçue. On cherchera au moins à évacuer l'émotion, la colère, etc. Autrement dit, refuser d'enfermer ces solilogues du tapage dans le rôle de contôleur qu'ils s'approprient... Leur armure est parfois bien molle et bien rouillée en regard de la réalité du «monde des affaires» et de sa «gouvernance». Mais cela veut dire aussi qu'on accepte de faire un bout avec eux sur le plan humain... Car malgré toutes les apparences, ce n'est pas vrai qu'ils sont figés là. Mais on ne peut toutefois pas partager à tout coup son chemin avec le autres. Cela ne signifie pas pour autant que l'on est perdu... On continue sa route, voilà tout.
(je ne me telis pas)
Ciao.
Ne craignez rien, ma chefffffe d'équipe est à se pRendre avec sa corde. La Vie se charge de lui offrir des leçons particulières...
Merci Geneviève, j'avais effectivement omis les Vignault. Onassis, à ajouter à la liste...
On a tous quelqu'un dans notre entourage professionnel qui aime bien se prendre pour le despote en chef ou le motivateur parfait... Dans les deux cas, on est surtout motivés à leur casser la figure.