Maripouzza
C'était un beau jour d'été. Le soleil régnait sur le ciel, maître incontesté des lieux, roi du royaume bleu. J'étais avec K. et W. et on se dirigeait vers cette plage déserte, entre Rabat et Kénitra, que W. chérissait et qu'il appelait affectueusement Maripouzza. Était-ce une "dérivée" du mot Mariposa (papillon en espagnol) ou un étrange équivalent sonore d'un Mario Puzzo, écrivain de ce livre porté ô que brillament à l'écran : Le parrain ? Je ne saurais vous dire. Nous allions vers Maripouzza. Et il faisait beau. Nous étions passé au supermarché, acheté toutes sortes de grignotines, de la viande et 24 bières. Le soleil, la plage déserte, les amis et la bière. Quoi demander de plus ? Arrivés une heure et quelques minutes plus tard, nous laissions la voiture à côté du village le plus proche. Quelques silhouettes nous guettèrent, timides et curieux, mais visiblement accueillants et prêts à aider, si d'aide ou aurait eu besoin. Nous n'avions besoin de rien. un kilomètre de sable chaud nous attendait, ensuite une descente rocailleuse, et l'océan bleu, frère parmi les frères, hôtes de ses hôtes, qui patientait tranquillement dans son bassin sans limites. Nous arriverons océan. Nous arriverons. Et nous discuterons. Et tu nous enverras l'écume de tes vagues, comme des cartes postales qu'on envoit et qui nous reviennent, sans réponse, sans atteindre leur objectif, des cartes postales vaines, aux mots jamais lus. Nous marchons, tant bien que mal, dans ce presque désert, sous ce soleil impérial, nous marchons et je remarque des coquillages dans le sable, des restes d'escargots, des plantes. Frère océan est passé par là. Frère océan a déjà habité ici. Puis, le soleil aidant, le réchauffement cruel, le désert chaque fois plus présent, il a dû reculer, lâcher du lest, perdre du terrain. Nous marchons, titubant, faisant attention à ne rien faire tomber, à ne rien casser, à suivre une ligne droite, vers la mer, qu'on sent de plus en plus présente. Que c'est magnifique de sentir la mer, alors qu'on marche dans un désert ! Que c'est rafraîchissant ! C'est une musique, c'est un hymne à l'espoir, c'est après le désert, le beau temps. Après le désert, l'eau. Nous marchons. Puis nous descendons. Maripouzza est déserte. Pas un chat. Une épave d'un ancien bateau gît à notre gauche. W. nous parle de légendes. D'anciens mercenaires Espagnols qui se seraient échus ici, il y a cinquante ans, il y a un siècle, il y a mille ans. L'épave est rouillée. Quelques animaux volants y ont choisi refuge. Et la mer, et les vagues, et la paix. La paix n'est finalement pas un concept. Ce n'est pas seulement écrit dans des livres. Ce n'est pas seulement un objectif. La paix existe. Elle est là. Entre les rayons du soleil, les vagues de la mer, entre trois serviettes de plage et trois amis, entre deux tranches de viande et quelques bières fraîches. La paix existe, je l'aurais touchée, sentie, vécue, je l'aurais respirée et pas seulement imaginée. W., ouvre-nous des bières, il faut que je boive quelque chose de tangible, de vrai, pour me remettre de ça ! K. ne boit pas. K. est silencieux. Je ne sais pas s'il aime Maripouzza. Je ne sais pas s'il veut être ici. Je ne sais pas. Je veux ma bière. W. se rend compte qu'on a oublié l'ouvre-bouteille. Embêtant ça. C'est pas comme si on pouvait aller en chercher chez le voisin. C'est pas comme si on pouvait en acheter chez l'épicerie du coin. On est à Maripouzza. Loin de tout le monde, entre ciel et terre, entre ciel et mer. Nous regardons au loin. Trois silhouettes. Pas si désert que ça ta Maripouzza, hein, W. ? Ce sont des pêcheurs, je présume. On a besoin de briquet. W. est passé maître dans l'ouverture de bouteilles à l'aide d'un briquet. Si les jeux olympiques acceptaient cette discipline comme épreuve, il en serait le champion indiscutable. Je vais y aller moi, voir si ce sont des pêcheurs, ou des romantiques qui se mettent devant l'océan et écrivent des poèmes. Je marche vers vous, ô Verlaine, ô Beaudelaire, ô Abou Nawass. Verlaine tient une canne à pêche et met un long vêtement en laine sur ses épaules. Je m'approche. Des salamalecs. Et je lui demande un briquet. Il me sourit, un sourire doux et presque innocent. Et il me répond qu'il n'en a pas. La voix est sincère. il est désolé. Dans le vrai sens du terme. Pas comme les "désolé" qu'on lâche systématiquement, quand un errant nous demande un 25 sous, ou un 10 Dirhams. La sincérité déborde. Verlaine est un gentil romantique, qui guette son gentil poisson, par ce gentil jour d'été. Je le salue. Et lui souhaite bonne chance. Et en me dirigeant vers Beaudelaire, je me dis que je ne suis pas un vrai Marocain. Le Maroc, c'est ça. Le Maroc, c'est rester debout toute la journée, attendant ton poisson, que tu espères vendre ou manger, ce poisson dont tu dépends et dont dépend ta famille. Le Maroc, c'est cette sincérité que tu n'as pas, que tu n'as jamais eue. Le Maroc, c'est tout les Verlaine pêcheurs qui sont désolés de ne pas pouvoir t'offrir un briquet. Je ne suis pas un vrai. Je ne suis pas un vrai. Je ne suis pas un vrai. Tels sont les mots qui hantent mon esprit quand je lâche mon "salamoualikoum" à Beaudelaire. Il est plus basané que Verlaine. Plus grand. Plus mince aussi. Je lui demande le briquet. Il me dit qu'il n'en a pas. Et que je n'en trouverai pas ici. Pas la peine d'aller demander à Abou Nawass. Mais j'ai des alumettes. J'en ai cinq. Je t'en donnerai trois. J'accepte volontiers. Au moins, on pourra se le faire ce barbecue. Beaudelaire recule et pose sa canne à pêche. Et c'est là que je m'aperçois de la chose. C'est là que j'aurais voulu faire un trou et y mettre ma tête, tellement j'avais mal, mal au coeur, mal au cerveau. J'avais mal. Beaudelaire est unijambiste. Beaudelaire se tient sept, huit, onze heures par jour sur une seule jambe et traque le poisson. Son autre jambe est un vulgaire morceau de bois, qu'on a dû lui mettre à la va-vite, il y a longtemps, il y a mille ans, il y a une éternité. Je prends les alumettes et essaye de ne pas montrer ma surprise. La dernière chose dont a besoin Charles en ce moment, me dis-je, c'est de ma pitié ou de ma compassion. Il veut me donner mes alumettes, que je le remercie et qu'il se remette à sa besogne, à ce qu'il sait faire, à ce qu'il doit faire. Ce que je fis. Je le remerciai de tout coeur et l'invitai à passer tout à l'heure à partager une bière. Je ne bois pas, me dit-il, avec un sourire franc. Mais je te remercie quand même. Je repars. Mes larmes, je ne les ai pas aux yeux, je les ai aux dents, dans le coeur, dans les bras, dans les jambes. Mon dilemme n'est plus si je suis un vrai Marocain, c'est plutôt, si je suis un vrai humain. Suis-je un humain ? Est-ce que j'ai connu la souffrance ? Le sacrifice ? Le besoin ? Je ne sais plus. Mes certitudes se sont ébranlées. Et mes sentiments. Et la justice à laquelle je croyais. Foutue Maripouzza. Foutue vie. Foutu pays. Je reviens vers W. et K. Je dissimule (y suis-je arrivé ?) mon désarroi. Nous jouons au tennis de plage. Nous jouons aux cartes. Nous buvons, W. et moi, nos 24 bières, qu'on a ouvertes à l'aide de quelques coins de roches. De moins en moins fraîches. De plus en plus goûteuses. Mon cerveau tourne, tourne, et je n'arrive pas à l'arrêter. Je pense aux gens qui se droguent, et je les comprends. Je pense aux somnifères. Je pense à l'oubli. Je pense aux rescapés de guerres. Je pense, je pense. Et la journée passe. Entre baignades furtives - la mer est assez houleuse et dangereuse - et paroles éphémères, entre rires et discussions. Le soleil se couche. Nous repartons. La voiture nous attend. Les villageois sont moins timides et plus curieux. Ils nous parlent. Gentiment. Au revoir Maripouzza. Au revoir Verlaine, au revoir Beaudelaire,(quant à toi Abou Nawass, je ne t'ai pas connu). Au revoir océan.
Quelques mois plus tard, k. me dit :
- tu as aimé Maripouzza ?
- Oui, j'ai adoré.
- Putain que j'ai detesté ça, moi !
- Ah oui ?
- Il n'y a rien à foutre là-bas...
Tu as cette sensibilité qui permet de voir mieux qu'avec les yeux, avec le coeur. Ne la perd jamais, c'est aussi pour elle que j'aime te lire.
Merci Isabelle. J'essaierai de ne jamais la perdre.
Ton compliment me fait chaud au coeur.
Pour mille et une raisons, je te comprends...Cela m'est arrivé plusieurs fois de me sentir étrange, coupable, frustrée et accablée alors même que je vivais au Maroc !! Imagine maintenant :-(
Cela dit, ces gens (Charles et les autres) ne sont peut être pas si malheureux que tu ne penses ou du moins pas tous. Il y en a qui sont tout à fait conscients de leur « dénuement » mais ils sont très fiers et orgueilleux car ils essayent de s’en sortir par des moyens honnêtes et respectables. Pour toi et moi, cela a l’air d’une vie de misère et pour nous le plus insupportable c’est de vivre dans l’incertitude de l’avenir. Nous nous posons trop de questions (et si le poisson ne mordait pas aujourd’hui ? et les jours suivants ? etc.). Nous nous accrochons trop à notre salaire, notre pension, etc. Je pense que tu le sais déjà c’est quoi qui les différencie (Charles et les autres) tellement de nous. Eux, ils ont une foi qui leur permet d’espérer l’inespérable et de toujours croire en des jours meilleurs. Cela, mon ami, je pense que nous l’avons perdu à jamais, du moins dans mon cas.
Pour mille et une raisons, je te comprends...Cela m'est arrivé plusieurs fois de me sentir étrange, coupable, frustrée et accablée alors même que je vivais au Maroc !! Imagine maintenant :-(
Cela dit, ces gens (Charles et les autres) ne sont peut être pas si malheureux que tu ne penses ou du moins pas tous. Il y en a qui sont tout à fait conscients de leur « dénuement » mais ils sont très fiers et orgueilleux car ils essayent de s’en sortir par des moyens honnêtes et respectables. Pour toi et moi, cela a l’air d’une vie de misère et pour nous le plus insupportable c’est de vivre dans l’incertitude de l’avenir. Nous nous posons trop de questions (et si le poisson ne mordait pas aujourd’hui ? et les jours suivants ? etc.). Nous nous accrochons trop à notre salaire, notre pension, etc. Je pense que tu le sais déjà c’est quoi qui les différencie (Charles et les autres) tellement de nous. Eux, ils ont une foi qui leur permet d’espérer l’inespérable et de toujours croire en des jours meilleurs. Cela, mon ami, je pense que nous l’avons perdu à jamais, du moins dans mon cas.
Grâce à Caroline qui vous a invité chez nous, j'ai l'immense plaisir de vous lire. Ces larmes... aux dents, dans le coeur, dans les bras, aux jambes... quelle image! Merci pour le pique-nique à Maripouzza. Les ressacs ont fait des tambours dans mon ventre.
Genevieve : Merci. Mille mercis.
TaVoisineDuLab : C'est vrai. Cette foi, on l'a perdu à jamais. Et c'est vrai, ils se contentent de peu et doivent se sentir heureux. C'est moi qui ne comprend pas, qui ne vois que tristesse et souffrance.
Nina : Tes mots me font vibrer. Merci.
Au prochain pique-nique, on apporte aussi de l'eau ? Toutes ces bières donnent tellement soif.
Tant qu'à la foi (tavoisinedulab et onassis), personne ne va la voler dans votre coeur, pas les millénaires, pas les guerres, pas les deuils même. La foi, elle meurt quand on devient volcan, on se "vésuve" nous-même alors je crois.
Ce que tu viens de dire là est très poétique, ma chère Nina.
Quant à l'eau, oui, bien sûr :)
Bon, parfait. J'apporterai des cornichons et un briquet.
vous lire est presque initiatique
très précieux et si rare blog que le vôtre
lesYeux : Merci. "initiatique" : ça c'est un beau compliment.