Tuesday, September 22, 2009

La graine et le mulet



En France, un maghrébin d'un certain âge perd son travail et décide d'ouvrir un restaurant. Mais pas n'importe lequel : un restaurant sur un (vieux) bateau et dont la spécialité serait le couscous au poisson que son ex-femme fait si bien.

C'est un scénario toute en finesse, en subtilité(s), en non-dit(s).
J'ai aimé ce père, fatigué, tristounet, d'une dignité sans bornes, d'un courage sans limites. J'ai aimé cette ex-femme - son couscous m'a tellement mis l'eau à la bouche, que je m'en suis commandé un dès la fin du film - joyeuse et bonne cuisinière. J'ai aimé cette fille (de la concubine) qui n'a nullement froid aux yeux (ni au ventre d'ailleurs). J'ai aimé cette russe cocue qui pleure si bien, qui joue si bien que ça vous donne des frissons, si ce n'est des larmes...

J'ai tout aimé.

Si L'esquive a été une découverte pour moi, La graine et le mulet est simplement la confirmation que Kechiche a le don de nous faire - cette fois-ci, il a aussi écrit le scénario - des bijoux de films !


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Thursday, September 03, 2009

La grande bouffe


Tu te réveilles la gorge sèche. Tu zyeutes le radio-réveil. 6h 45. Il est trop tard. Dans la salle de bain, juste avant de prendre ta douche, nu comme un vert, tu te pèses : poids stable. Moins deux, trois kilos, depuis le début. Mais depuis, stable. Tu prends ta douche. L'eau est chaude, mais tu as quand même envie d'ouvrir la bouche et de t'abreuver. L'eau tiède, hmm, c'est bon. Tu te repèses, pensant que savon et schampoing t'auront fait perdre un autre petit kilo. Non. Toujours le même poids. Tu t'habilles, te cravates, te désodorises, te peignes et tu sors. Tu sens que tu as les genoux qui plient, que tes jambes ne tiennent pas comme il faut, mais tu sais que c'est psychologique, tu sais que c'est dans ta tête, d'habitude, tu ne prends pas ton ptit-déj avant d'arriver au bureau, rien n'a changé pour l'instant. Tu prends le bus, les femmes sont belles, elles sortent de la douche, elles sentent bon, elles mettent des décolletés, c'est encore l'été, ou presque. Mais tu regardes ailleurs, tu ne peux pas, tu ne peux pas, tu ne peux pas. Quand tu arrives au boulot, tout le monde te demande comment ça va, comment tu te sens, comme si tu étais en convalescence. Tu souris bêtement et tu dis que tout va bien, tout va bien. Ton ventre rugit tout de suite, comme pour te dire que, non, tout ne va pas bien. Tu t'assois et tu ouvres ton ordi. L'accro-connecté que tu es semble revivre, renaître, c'est une bouffée d'air fraîche qui te souffle dans le visage. Tu fais certes le tour de l'actualité, mais tu facebookes aussi, tu blogues, tu consultes des sites web spécialisés en sport, NBA, SPORT.ES, Marca, etc. 30 minutes plus tard, tu reviens à la réalité : tu as faim et ce n'est pas bientôt fini. De temps en temps, un collègue surgit de nulle part et te demande : tu peux boire de l'eau au moins ? Même pas de l'eau ? Comment tu fais ? Tu ne réponds même plus, ce n'est plus la peine, la répétition intensive n'est pas ta tasse de thé. Enfin, ne parlons pas de tasse de thé maintenant. Parlons d'autres choses.

Tu passes la journée à courir dans tous les sens. Les femmes sont aussi belles que celles du bus. Mais tu regardes ailleurs. Tu ne peux pas, tu ne peux pas, tu ne peux pas. À midi, tu n'as rien à faire. Tu t'assois avec tes collègues à la cuisine. Ils mangent, mais tant d'années à jeûner ici ou en Europe t'ont immunisé contre ce genre de choses. L'odeur t'importe peu. Les patates jaunement appétissantes, la sauce tomato-délicieuse, le poulet qui te fait de l'oeil, la viande rouge qui, oublions le cancer, le cholestérol, les maladies cardiovasculaires et toutes ces conneries feng shui, te fait une danse du ventre assez suggestive, tout ça tu t'en fous, toi t'es fort, t'as de la volonté, t'as la foi. Tes collègues montrent une fausse gêne le premier jour, mettent des gants blancs, tournent autour du pot, pour finalement manger sans y aller d'une main morte. J'aurais fait la même chose. Quand j'ai faim, j'ai faim. Sauf exception. Sauf Ramadan. Exception de trente jours. Les trente plus longs jours de l'année.

Tu reviens au bureau, un peu pâle, mais ça va. Tu souris, parles, gesticules. Le temps passe. De temps en temps, tu facebookes. Il faut que le temps passe. Ici, on ne joue pas à Rrounda, KantKoupi ou Kdbti. Ici, la baguette magique qui transforme une heure en 45 minutes n'existe pas. Ici, il faut bosser. Tous les jours. Production. Chiffres à la hausse. Actions qui montent et qui descendent. Les frais. Les taux. Tout continue comme d'habitude. En attendant, ton taux de sucre baisse, alors que ton taux de tolérance envers le bruit, les collègues à l'humour lourd et les esprits lents, monte en flèche.

À 17h, ton bronzage acquis à la sueur de ton front, au bord de douces plages marocaines, a disparu. Tu es pâle, javellisé, tu as l'oeil vitreux et la langue qui pend. Tes collègues te demandent encore si ça va. Orgueilleux, tu bombes le torse et souris : oui, ça va ! Ça va très bien même. Mais dieu et ses anges savent très bien que ça va moins, tu ne vis pas, tu survis. Et c'est le lot de tous tes frères jeuneurs de ce mois de ramadan, que malgré tout, tu aimes et tu chéris.

À 19h 30, il te reste trois minutes avant le repas. Youtube te fait le "Adhan" de la Mecque. Tu aimes cette voix grave et porteuse qui chante "Allahou Akbar". Ça te rappelle la table ramadanienne garnie de tes parents. Des sucreries à gogo. Une soupe chaude et invitante. Des oeufs durs fumants. Des dattes et des chbbakiyas. Tu jettes un coup d'oeil sur ta table : il n'y a pas photo. Un verre de lait. Une soupe bâtarde aux couleurs "vertement" douteuses. Des croissants au chocolat. Un repas préparé à la sauvette que tu ne saurais décrire et auquel tu n'inviterais guère ton pire ennemi.

19h 33. C'est Waterloo. Tu manges tout. Ça vient de partout, de tous les sens et ça repart dans tous les sens. Sucré, salé. Salé, sucré. Sacré, sulé. Tu ne sais plus. Et c'est le record du monde tous poids confondus. En quinze minutes, tout ce qu'il y avait sur la table a disparu. Tout. Ne reste qu'un peu de sel dans un petit contenant, un verre vide avec deux gouttes de lait au fond et quelques noyaux de dattes, témoins impuissants d'un génocide scrupuleusement annoncé. Qu'importe, l'ONU n'aura pas ta peau ! Baltasar Garzón peut aller se rhabiller : dans ta cuisine, tu es le roi (et la reine s'il le faut) !

À 20h, tu es vautré, quasi-zombie, dans ton canapé. La télé aboie des choses qui te paraissent floues. De toutes les manières, floues ou pas, tu t'en fous. Morphée t'appelle. Tu sautes dans ses bras pour ne te réveiller qu'une heure plus tard avec un léger mal de tête. Un thé chaud s'impose. Et tiens, un peu de baba (cake polonaise). Et tiens pourquoi pas, un toast au beurre d'arachides et au miel. Et tiens, un petit yaourt. Et de l'eau, de l'eau, de l'eau. À 23h, tu te couches, fatigué d'avoir si mangé en si peu de temps. Une bouteille d'eau gît juste à côté du lit. On n'est jamais à l'abri d'une soif soudaine à 4h 51, une minute avant le lever du soleil !

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