Le cimetière (2)
Mise en contexte : En 2006, j'avais visité le même cimetière.
Ça avait donné ceci.
Jeudi matin. Je décide d’aller au cimetière. Je le fais chaque année. Grand-père, grand-mère et leur fils mort trop jeune. Meurt-on jamais au bon moment ? Vit-on jamais assez ?
Je passe prendre ma cousine. Nous stationnons devant le cimetière et traversons la route. Il est presque neuf heures. Le cimetière est devant la mer. Une certaine fraîcheur s’incruste jusque dans mes os. J’ai la chair de poule. Et je ne sais si c’est à cause de l’air frais ou du cimetière. La mort m’a toujours fait cette impression. Une énigme. Le triangle des Bermudes. Un gros point d’interrogation à jamais dessiné, suspendu dans le ciel, à me guetter, à m’attendre. Et je n’y peux rien. Je marche droit vers La Broyeuse. Et je baisse les yeux. Profil bas. Profil très bas.
Cela fait un an que je ne suis pas venu. Je me rappelle un peu de l’emplacement des trois tombes. Je marche avec ma cousine en cherchant. Je lui donne ma casquette, soleil oblige. Loin en avant, des gens autour d’une tombe. Un autre mort. D’autres larmes. Une autre tristesse. Ainsi va la vie. Ainsi va la mort. Je trouve la première tombe. Le reste est facile. Ils sont voisins. Une personne se présente avec des seaux d’eau. Oui, faites s’il vous plaît. Arrachez ces plantes rebelles. Arrosez les trois tombes. Faites comme s’ils étaient vivants et qu’ils avaient besoin d’une bonne toilette. Une autre personne se présente. Je lui indique les trois tombes, lui explique qui est qui et lui demande de commencer par le père. Je veux garder ma grand-mère en dernier. J’ai mes raisons. Il lit le Coran. Ma cousine est hollandaise. Elle parle marocain. Mais pas l’arabe classique. Je doute fort qu’elle comprenne quoi que ce soit à ce qu’il raconte. Mais elle est là. Et son émotion est palpable. Je ne sais pourquoi, j’ai la tête ailleurs. Je suis habitué à B. D’habitude, c’est lui qui nous lit le Coran au cimetière. Mais je ne le vois pas ce matin. L’autre récite le Coran. Ses phrases sont rapides et indéchiffrables. Je n’arrive pas à me concentrer, à puiser dans mon for intérieur, à vivre ce moment unique. Je regarde autour de nous. La désolation. Des morts et des morts. Le silence. Je me tourne un peu. La mer est au loin. Une affiche attire mon attention. Club de surf. Je souris. Club de surf. Drôle de place pour proposer du surf aux gens. Enfin. C’est logique. La mer. Les vagues. Le surf. Oui. Oui. Très logique. Mais il y a un cimetière. Et des gens qu’on enterre chaque jour. Et d’autres qui restent là. L’âme morte. Le corps vivant. Je n’arrive pas à trouver de bons arguments pour détester ce club. Mais je le déteste. Et c’est comme ça. Mes yeux reviennent vers la tombe de grand-père. Le prieur met ses mains en triangle, je fais pareil, ma cousine fait pareil. Il aboie des prières. Nous lançons des « Amine » (Amen) à chaque prière. Ses dernières prières nous sont dédiées. Que Dieu nous accompagne dans nos pas. Qu’il nous garde en santé. Qu’il nous guide dans la bonne voie. J’ai envie de lui dire d’arrêter, qu’on n’est pas là pour nous mais pour eux, que ce n’est pas parce que je paye qu’il doit me couvrir de ses prières. Mais je me tais. Nous sommes au cimetière. Il faut savoir se tenir. This is not about me. This is about them. Nous passons à mon oncle. Je me rappelle cette année lointaine où, ma cousine et moi ainsi que les autres cousins, avons passé le réveillon chez lui à Marrakech. Je me rappelle du bon temps. Je me rappelle de « Zooropa » de U2. Je me rappelle de « If i was your girlfriend » de Prince. Je me rappelle de tout. De nos rires. De notre innocence. De nos larmes. De notre insouciance. Puis de la tragédie. Et ce fut la fin. La fin de nous. De moi. De mes cousins. La fin de l’entité. La fin d’une époque. Et nous voilà 15 ans plus tard, deux au lieu de cinq, debout en face de sa tombe, à lui rendre visite. Es-tu là ? Nous vois-tu ? Souffres-tu ? Ma cousine se cache derrière ses lunettes. Je n’ai pas de lunettes. Alors, je tourne la tête et je regarde ailleurs. Quand on passe à ma grand-mère, le prieur va plus vite. Beaucoup plus vite. Il n’a rien compris. C’est maintenant qu’il aurait fallu prendre son temps. Lire doucement. Lire avec son cœur. Lire avec éloquence. Mais il ne connaît pas l’éloquence. Mais il veut son argent. Mais il veut aller lire le Coran pour d’autres. D’autres endeuillés. D’autres dirhams.
Je lève les yeux et je le vois. Il est là. Majestueux. Souriant. Le visage basané. Les dents blanches. Il est là. C’est B. C’est lui qui lit le Coran comme il faut. Mais où est le parapluie rose ? Je n’ose lui demander. Il me tend la main. Je la serre fort et je lui demande d’attendre. L’autre lit, aboie ses prières. La même chose qu’avant. Les mêmes mains en triangle. Je lui donne l’argent et le remercie. Il s’en va. Je demande à B. de lire pour grand-mère. Elle n’a pas eu sa vraie part. Lis pour elle, B. Lis pour elle. Prie pour elle. Je te sais sincère. Je sais que tu connaissais mon oncle. Je sais que tu viens de temps à autre lire pour eux. Seul. Sans que personne ne te le demande. Et il lit. Et il pria. Et mon cœur se fendit en trois. Et les lunettes que je n’avais pas brillèrent par leur absence. Et ce chant Coranique me fit l’effet d’une belle et douce élégie que j’attendais depuis des mois. Les plus désespérés sont les chants les plus beaux et j’en sais d’immortels qui sont de purs sanglots *. Musset avait raison. Dire qu’il n’avait pas vu mes sanglots.
Nous sortîmes de l’autre porte. Ma cousine me dit doucement et simplement « it’s good that we did this ». indeed, cousine. InVeryDeed. La mer était devant nous. Et nous avons la même fascination pour la mer. Nous allâmes vers elle. Hypnotisés. Aveuglés. Somnambules du dimanche. Le club de surf était bien là. Il n’y avait pas un chat. Trop tôt pour surfer. À droite, un peu plus loin, des restaurants, des cafés, une plage. Nous avions faim. Nous nous posâmes dans un café et prîmes des jus et des croissants. Et assis devant la plage, écoutant la mélodie des vagues, nous nous délectâmes du silence.
La paix est un long silence que rien, ni personne n’interrompt.
* : Allégorie du Pélican. Alfred de Musset.
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