Tuesday, July 11, 2006

Le cimetière

Il fait soleil. Un soleil haut et fort qui ne vous laisse pas respirer. Nous marchons d’un pas décidé. Elle me guide de la main. Nous pénétrons le cimetière. Elle cherche un monsieur. Il lirait la prière de la bonne manière. Des jeunes nous demandent si on a besoin d’eau. Il y en a beaucoup. Je pense aux vautours. Puis, je m’en veux. Ils se défendent. Il faut bien se défendre dans la vie. Il faut bien gagner son pain. On trouve le prieur. On se dirige vers les trois tombes : mon oncle et ses deux parents, mes grands-parents. Grand-père est mort un mois d’octobre, mon oncle un mois de novembre, ma grand-mère un mois de décembre. Et alors ? Alors rien. Je viens de le remarquer. Depuis que j’ai pénétré ce cimetière, tout ce que je remarque me parait pertinent. Et je remarque beaucoup de choses. Les prieurs qui sont nombreux. Les jeunes porteurs d’eau ou de plantes. Les tombes désolées qui n’ont pas été visitées depuis des siècles. Les maigres insectes. Les plantes qui sortent de n’importe où .

Le prieur lit le Coran à haute voix. On a commencé par l’oncle. Il est mort jeune. La quarantaine. Je me rappelle encore de sa mort. J’étais en Espagne. 1998. La nouvelle m’avait foudroyé, pendant quelques heures. Ensuite, j’avais décidé qu’on n’y pouvait rien. Que c’était comme ça. Et je suis sorti. Comme d’autres soirs. Comme si de rien n’était. Nous crèverons tous.

Le prieur lit, chante le coran à haute voix. Je le regarde. Un brave type. Une cinquantaine d’années. Je m’imagine sa vie. Il se réveille, fait sa toilette, prend son petit déjeuner et se dirige vers le cimetière chaque jour. La mort a-t-elle le même sens pour lui que pour moi ? Ressent-il la même chose quand il voit ou apprend la mort de quelqu’un ? Est-il désormais immunisé à la douleur que la mort produit chez les autres, chez moi ? Autant de questions sans réponses. Un brave type tout de même. Une longue Djellaba blanche en rayures. Des chaussures marron. Et un parapluie. Un parapluie rose. Prévenant, le monsieur, par-dessus le marché. La couleur du parapluie importe peu dans un cimetière. Qui fait attention aux parapluies dans un cimetière, à part moi ? Personne, j’en suis convaincu. Et s’il avait plu ? Je m’imagine la scène pendant quelques secondes. Une pluie du tonnerre. Un fils et sa mère. Une tombe. Et un prieur lisant le Coran à haute voix et qui est à l’abri de la pluie grâce à un parapluie rose. Aurait-il offert le parapluie à ma mère ? S’en serait-il même servi ? Pluie, déchaîne-toi sur nous qu’on en ait le cœur net ! Pluie, ne nous épargne pas, je veux voir le parapluie rose trôner sur ce cimetière lugubre !

J’entends une voix. Une voix étouffée. Je me retourne vers ma mère. Elle pleure. Son frère est mort depuis 8 ans, sa mère depuis 12 ans et son père depuis 14 ans. Elle pleure. Certaines plaies ne se referment jamais. En entrant au cimetière, ma mère me dit tout bonnement qu’on finira tous ici un jour. Je lui réponds que oui, malheureusement. Elle me dit que ce n’est pas malheureux, qu’il y a tant de choses à faire et à découvrir. Je ne suis pas convaincu. Pourquoi pleure-t-on alors ? Pourquoi ces larmes maman ? Elle pleure. On passe à la tombe de grand-mère. Il y a des plantes. Un jeune à qui on avait demandé de couper l’herbe débordante, arrose la tombe. Les plantes sont vertes. Des insectes montrent leur petit bout de tête. Je les maudis. Elle est morte. Pourquoi ne pas la laisser tranquille ? Pourquoi s’acharner sur ces petits bouts de plantes qui recouvrent sa tombe ? Quelques petites, très petites roses sont éparpillées parmi les plantes vertes. Elles sont rouges. Une abeille se plante sur l’une d’elles, puis repart. La vie dans la mort. La vie de la mort. L’eau qu’on vient de verser sur la tombe est une source de vie. L’eau est une source de vie. Je me rappelle de ce verset du Coran qu’on dit souvent : Et de l’eau on a fait tout vivant. Ca n’a jamais été aussi vrai. Le prieur lit toujours. Ma mère pleure toujours. Maintenant, j’ai les larmes aux yeux. Je ne pleure pas la mort de ma grand-mère, je pleure parce qu’elle pleure. Elle qui m’a donné la vie. Elle pleure sa mère qui lui a donné la vie. Elle la pleure. Qui d’entre nous deux pleurera l’autre ? Qui souffrira pendant que l’autre sera ailleurs ou nulle part ? La mort n’est pas drôle, c’est le moins qu’on puisse dire. Elle pleure. Je la sens tendue. Je la sais qui revit ces douloureux moments de la mort de ces êtres chers qu’elle ne cessera jamais d’aimer. Elle me dit que sa mère aimait les fleurs. Elle me dit que la dernière chose que sa mère a faite, c’était d’arroser des plantes chez elles, aidée par deux de ses filles (dont ma mère) pour s’approcher des plantes. Elle me le dit avec émotion. Avec dignité aussi. Je sais qu’elle pourrait tomber ici par terre et pleurer fort sa mort, je le sens. Mais elle se retient. Digne jusqu’au bout. Le prieur est arrivé à bout de sa prière. Il prie pour nous maintenant. Que Dieu nous aide. Que Dieu aide le fils (moi) à réussir dans la vie. Ma mère le paye. Il y a toujours paiement au bout d’un effort. Presque toujours. Le prieur nous remercie, au suivant. Le jeune est payé aussi. Jeune et serviable. Jeune Marocain malchanceux à qui la vie n’a pas souri. Pas pour l’instant en tout cas. La vie ne fait pas de cadeau. Nous partons. Ma mère pense à mon père. Il est loin des siens. Lui aussi voudrait aller visiter ses parents morts. C’est important. Il devrait y aller. Autant de mots aspirés par l’océan qui nous guette en face. L’océan. Lui est durable. Il mourra aussi. Mais ne sera pas enterré dans un cimetière. Personne ne le visitera. Aucun prieur ne lira le Coran pour lui. L’océan. Je l’aime. La constance. Sa majesté l’océan. La beauté. La tranquillité. Le bleu emprunté au ciel. Sa majesté le ciel. Je les envie. Majestueux et durables. Moi, petit et périssable. Nous marchons vers la voiture. De jeunes marchands vendent toutes sortes de choses. De l’eau de rose. De l’eau tout court. Un policier vérifie les papiers des véhicules de taxi. La vie continue en dehors du cimetière. D’autres viendront. D’autres pleureront. La vie puis la mort. La mort puis …je ne sais quoi.

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At 12/7/06 11:35 PM , Blogger Jack said...

Onassis,

Je t'ai écrit, mais en faisant la fonction «aperçu», ça s'est envolé! Je me reprends rapidement.

L'essentiel est de te dire que tu nous amènes pas à pas avec toi dans ce cimetière avec ta mère, le prieur qui fait advenir l'infini personnel, le ciel bleu, les petits vendeurs... Très beau récit.

J'ai perdu mon père très jeune, un 13 juillet. C'est immanquable, demain je penserai à lui. Mais sauf quand on perd un enfant sans doute (c'est arrivé à l'une de mes soeurs qui a perdu une fille âgée de 5 ans, une jumelle, dans un accident de la route, ce fut très difficile), je ne crois pas qu'on pleure nos morts. On pleure le vivant anéanti, c'est-dire soi-même. Ainsi, j'ai été irrémédiablement blessé par la mort de mon père. Ma tristesse était était tournée vers moi. Mais ce n'est pas clair quand on passe par là. Ma vie aurait été moins libre peut-être, mais meilleure, plus équilibrée s'il avait été là. Ce sentiment là me peine encore. Mais tel est le destin.

L'an dernier, j'ai fait chanter une messe à mes parents (ma mère est décédée aussi). Ce qui revient à ton prieur, version chrétienne. Pourtant, je suis plutôt agnostique. Mon «culte» des morts ne vise pas à leur faire «gagner» leur ciel. Mais je crois à l'importance de cultiver la mémoire. Que les noms de mes parents soient prononcés parfois au prêche de la paroisse parmi les vivants, cela m'importe. La mémoire, c'est l'éternité disait le poète Michel van Schendel.

On comprend l'émotion de ta mère évoquant sa propre mémoire des siens. On comprend aussi la tienne car tu es le témoin vivant, conscient de sa propre finitude.

Un autre mot rapide. Chez moi en campagne, adjacent à notre terre, il y a un minuscule cimetière séparé jadis par des cerisiers et des rosiers sauvages. Je le croyais baptiste jusqu'à maintenant, mais un voisin vient de me dire que ce n'est pas le cas. Il est mal entretenu. Enfant, j'ai fréquenté ce cimetière très souvent pour jouer. Il y a des nom irlandais comme Norris, il y a quelques noms français comme Larivière. Sur une des pierres, un psaume que je cite de mémoire:

«Apprend à tellement compter tes jours afin que tu en aies un coeur sage.»

 
At 13/7/06 11:22 AM , Blogger Onassis said...

Ce que tu me dis là est très émouvant mon cher Jacques.

Je pense à toi aujourd'hui. Levons un verra à la mémoire de ton père !

 
At 14/7/06 10:32 AM , Anonymous Anonymous said...

"Quand la terre appellera vos membres, alors vous danserez vraiment."

Tu me donnes envie de Kalil Gibran.

 
At 17/7/06 5:02 AM , Anonymous Anonymous said...

Que dire après tous ces beaux commentaires? Que tu écris superbement, que tu m'as touché et que je suis content de ton retour.

 
At 17/7/06 6:09 PM , Blogger Onassis said...

Merci Éliane. Merci Estebàn. Ça fait chaud au coeur. Moi, donner envie de lire Gibran ? Quel beau compliment !

 

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