Wednesday, August 01, 2007

Perles marocaines (2)


Je suis à Casablanca. Ma sœur a besoin d’un visa pour les États-Unis. Quand elle entre à l’ambassade, le gardien de sécurité me demande gentiment de m’éclipser. Pour aller où ? Il me montre du doigt un café à 200 mètres et me suggère de prendre un bon café et d’attendre. Il est 9:10 du matin. Je ne bois pas de café. Et je n’aime pas attendre. Je me rappelle que j’ai 100 Euros dans la poche que j’échangerai bien contre des Dirhams. Une banque, entre l’ambassade et le café, me fait de l’œil. Je presse le pas.


Il y a deux comptoirs. J’opte pour celui de droite. Toute conclusion hâtive sur mes tendances politiques est à proscrire. J’ai opté pour la droite comme j’aurais pu opter pour la gauche. Aucune importance. Je me présente au monsieur. C’est pour le change. Il m’indique le comptoir d’en face. Ici, c’est une autre compagnie. Je n’y comprends que dalle. Il me semble qu’à l’entrée, l’affiche indiquait bel et bien « La banque du… ». Enfin. Il n’y a même pas trente mètres à marcher. Je remercie le monsieur et me dirige vers l’autre comptoir. Deux clients attendent. Une femme de ménage, tablier blanc, fichu blanc et guenille blanche en main, essuie la poussière des bureaux. Le Montréalais en moi ne peut s’empêcher de penser que ça manque crucialement de professionnalisme. Elle aurait pu le faire hier soir à la fermeture. Ou ce matin très tôt. Tais-toi O., on n’est pas au Canada ici. Le premier client se fait servir. Le représentant clique sur un bouton. On entend l’imprimante s’activer. L’imprimante est à une cinquantaine de mètres. Mais Dieu est clément. La femme de ménage est justement en train de dépoussiérer la dite imprimante. Khadija, veux-tu me passer ce papier s’il te plaît ? Tais-toi O., on n’est pas au Canada ici. Khadija prend un papier sur l’imprimante et se dirige vers le représentant. Non, pas celui-là, l’autre en bas. Elle rebrousse chemin, échange les deux papiers et revient. Il la remercie. Courtois, au moins. En même temps, un garçon de café, un rond plateau argenté sur la main gauche, rentre à la succursale. Un café, un jus d’orange, deux verres d’eau et deux croissants. Le représentant s’arrête net de servir le client et lance au garçon : le café, c’est pour moi. Le garçon s’avance vers lui et lui tend le café. Tais-toi O., on n’est pas au Canada ici. Le reste des transactions se passe normalement. Arrive mon tour une quinzaine de minutes plus tard. C’est pour échanger des Euros, monsieur. Ah, je suis désolé mais je n’ai pas encore le taux. Je ne comprends pas vraiment. Je réponds calmement : Et vous l’aurez quand, s’il vous plaît ? Vers 10 heures et demi, onze heures. Je sors de la succursale mi-dévasté, mi-amusé. Je suis à Casablanca, capitale économique du Maroc, au centre-ville, à neuf heures trente du matin, dans un pays qui vise 10 millions de touristes pour 2010 et qui amène la majorité de sa devise étrangère (dont il a tellement besoin) de la main des Marocains résidant à l’étranger (appelés gentiment MRE), et on me dit tout bonnement qu’on ne peut pas échanger mes Euros. Incroyable mais vrai.


Je prends mon chocolat chaud et mon croissant au chocolat (oui, j’aime le chocolat !) paisiblement au café du coin. À ma gauche, une Marocaine seule fume cigarette après cigarette. À côté d’elle, des juifs marocains, parlant parfois en arabe, parfois en espagnol et rarement en français, attendent leur fils demandeur du visa des États-Unis. Le serveur est courtois et chaleureux d’approche. Il lui manque trois dents. Son sourire n’en est que plus touchant. Devant moi, une horde de jeunes et moins jeunes sirote un café au lait (appelé gentiment moitié-moitié), une gorgée aux vingt minutes, les yeux scrutant chaque passant mais surtout, surtout chaque passante. Je m’ennuie. Je sors mon livre : Nikolski. Je lis à peine deux pages et je laisse tomber. Trop de bruit et de fumée autour de moi. Je suis sur le mode scrutement et enregistrement des petits détails croustillants. Impossible de lire dans ce cas. Bientôt, une table se libère dehors. Je ne supporte plus la cigarette dans les huis clos. Je préfère le soleil à la pénombre. Je change de place. Il fait assez chaud dehors et l’instant se prête bien à un bon thé à la menthe. Trois-dents-en-moins s’empresse d’assouvir mes désirs. Je suis presque heureux. Presque heureux. Car les cinq billets de vingt Euros me démangent dans la poche. A-t-il reçu le taux de change ? Comment le reçoit-il ? Par courriel ? Par téléphone ? Par fax ? C’est Khadija qui va le chercher, à dos d’âne, d’un local situé sur une montagne à vingt kilomètres de Casablanca ? Moult questions stupides me turlupinent. Je respire l’air pollué à souhait. Je remarque les policiers qui passent et repassent. Un monsieur au visage cadavérique s’approche du café et offre à tous les détenteurs de chaussures ses services de nettoyeur de chaussures. Personne n’accepte. Une mouche sautille sur la tête chauve d’un voisin. Il fait humide. Un chat miaule au coin de la rue. Le soleil règne sur le ciel marocain, en maître absolu des lieux. Je balade mes yeux d’une personne à une autre, d’un coin à un autre, d’une mouche à une autre. Les gens sont paisibles. Tassés par le soleil, l’humidité et l’air pollué. Je commande un autre thé. Ma sœur tarde et je n’aime pas attendre. Mais je n’ai qu’une sœur.

Quand vous n’avez qu’une sœur, rien ne vous empêche de l’attendre. Rien, même pas votre légendaire impatience.

Soudain, le pire arrive. Je suis une demoiselle des yeux. Belle, fraîche, élégante. Je lui invente même une odeur. Elle sent très bon. J’ai beaucoup d’imagination. Je la suis attentivement jusqu’à ce qu’elle disparaisse. Puis, je me rends compte de la triste réalité : je me suis intégré. J’ai attrapé leur maladie. Tu arrives sœurette ?

Quand elle arrive, elle a le sourire jusqu’aux oreilles. Le visa est dans la poche, mais il faut revenir le chercher le lendemain vers 15h. Ma sœur, je t’aime, mais me retaper une autre heure de train demain, une autre recherche désespérée d’un taxi qui daignerait nous amener à l’ambassade, une autre heure ou deux d’attente dans ce café, non, je ne serai pas capable. Plus capable. D’ailleurs, tu n’étais pas là, mais j’ai suivi des yeux une passante. Je lui ai même inventé une odeur.

Quand vous n’avez qu’une sœur, rien ne vous empêche de lui dire non. Rien, même pas son légendaire sourire.

Nous nous redirigeons vers la banque. Les cinq billets de vingt Euros me titillent toujours dans la poche. Nous passons directement au comptoir. Aucun client ne nous précède. Khadija n’est plus là. Vous avez reçu le taux ? Oui. Je savais que c'était Khadija qui...enfin. Je lui tends l’argent. Ça fait presque 1100 Dhrs. J’encaisse l’argent et lui dis gentiment : la prochaine fois, vous pourriez prendre le taux de la veilleNon. Si le taux n’est pas avantageux pour nous, je vais me faire réprimander par mon boss. Ah, d’accord. Merci. Je m’en vais. Ce n’est pas de sa faute finalement. Ni de son boss. C’est la mentalité. Pour deux Dirhams, il vaut mieux refuser de servir un client. Tout principe de service à la clientèle serait contre cette action. Mais nous sommes dans un pays en chantier. Beaucoup à apprendre. Beaucoup d’erreurs à faire. Il n’y a rien de mal à ça. Il faut juste apprendre. Et ne pas rester figé dans la même pensée, la même mentalité, le même archaïsme.

Nous avons marché un bon quinze minutes. Nous avons parlé de tout et de rien. Je nourris la mémoire de ma sœur sans qu’elle le sache. Un jour, tout ça rejaillira et elle en gardera des souvenirs. Bons ? Mauvais ? Ça, je ne peux le contrôler.

Le train était plein. Il faisait chaud. Mon voisin parla au téléphone pendant presque tout le trajet. J’étais partagé entre l’envie de lui prendre son cellulaire pour le balancer par la fenêtre et cette question inutile mais tellement justifiable : elle s’élève à combien sa facture de téléphone par mois, ce nono ?



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At 3/8/07 1:47 PM , Blogger Jack said...

Tellement bon! Captivant. Humain. Détaillé. Juste assez grinchant pour que l'on marche, attende, observe, invente... à tes côté. On souhaiterait que les 200 000 lecteurs du Devoir puissent goûter à ce beau texte de touriste enraciné.

 
At 4/8/07 4:43 PM , Blogger Nina louVe said...

naâm, louVe d'accord avec Jack

 
At 4/8/07 9:58 PM , Blogger Amine said...

"Lazem Difo" :-)
... et pour assurer le "renouvellement des générations", l'idé germe déjà de remplacer MRE par "marocains du monde"...
Mais rien n'est définitivement décidé, on atend toujours le taux du jour...

 
At 5/8/07 9:40 AM , Anonymous Anonymous said...

Jack et Nina : merci mes chers compagnons de route...

Amine : Marocains du monde...hmm...je dois admettre que c'est stratégique. Mais...quand on passe du temps à trouver telles stratégies, ne doit-on pas s'assurer que le taux du jour soit disponible à temps ? Que les toilettes des trains soient d'une salubrité irréprochable, etc ? Etrange pays...

 
At 7/8/07 1:45 PM , Blogger Blanche said...

Très amusant, ce récit, cher Onassis! Ah, il se laise lire, que ce soit un café, un thé ou un chocolat à côté de l'ordi!:)

 

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