Thursday, May 03, 2007

L'Amérique, l'Amérique

Réflexe montréalais. Ou québécois. Je n’en sais rien. Tout ce que je sais, c’est que quand il commence à faire beau, il faut réparer son vélo, le réajuster, le remettre en forme. Je suis montréalais. Et mon vélo était dû pour une bonne réparation. Je suis allé chez Renaud. Renaud ne chante pas. Renaud n’a pas de bandana rouge et n’est Morgane d’aucune Lola. Enfin, pas que je sache. Notre Renaud national a une quarantaine d’années. Hâbleur au torse nu, il travaille ailleurs de jour et répare des vélos pendant tous les après-midi de l’été. Quand Halloween arrive, il offre des bonbons aux petits du quartier et ferme boutique. Si vous allez le voir, il va vous raconter cette histoire. Autant de fois que vous irez, Il vous la répètera son histoire. Il en est fier.

Mon vélo avait les deux pneus crevés, les rayons de la roue brisés, les freins coupés. Les chers employés syndiqués de la Ville de Montréal avaient fait du bon travail (en le déplaçant d’une place à une autre, ils avaient causé tous ces dommages). Quand Renaud vit ça, il me dit derechef qu’il aurait besoin de temps. Je me suis absenté deux jours et je suis revenu. Alors Renaud ? Ah, c’est-tu toi le bycic’ vert ? J’ai pas encore tout réparé. C’est Jésus qui va te réparer les roues. Et il pointa du doigt un monsieur à côté. Jésus avait une barbe grisonnante et longue. Il avait entre 40 et 60 ans. Les gens comme lui arrêtent d’avoir un âge à partir d’un certain temps. Il était assis sur un bout de bois et buvait une grosse bouteille de bière de 1.18L. Il la leva en ma direction. Je lui fis signe de la tête. Jésus. Jésus. Ça m’a pris 29 ans pour te rencontrer en personne. Et tu ne t’es même pas rasé. Et tu ne t’es même pas levé pour me serrer la main. Mais qu’importe, tu vas réparer mon vélo. Tu vas faire un autre miracle. Et Dieu (jeu de mot douteux) sait ce que j’en ai besoin de mon vélo.
Je suis parti. Un peu déçu. Mais pas trop. Il pleuvait. Et je ne suis pas un amateur-de-vélo-extrême. Je ne prends pas mon vélo quand il pleut. Ni quand il neige. Ni quand il fait froid. Je le prends quand il fait beau. Quand le soleil est maître du ciel.
Je suis revenu quatre jours plus tard.
- Tu es pas venu la fin de semaine. Il était prêt le vélo.
- Je t’ai laissé du temps.
- Il est prêt là. Il fait un peu de bruit. Parce que les roues sont encore neuves. Essaye-le voir.

J’ai fait un grand tour. Descendu la pente. Remonté la pente. Quand je suis revenu, Renaud était un peu inquiet.
- Tu as quand même pas cru que j’allais filer ?
- On sait jamais de nos jours.
- Bein voyons.

Je lui ai passé une petite canette de bière que j’avais achetée en revenant.
- Tu connais ma sorte (de bière) en plus.
- Ouais. Je te dois combien ?
- Donne-moi 30 piastres, pis ça va être correct.

Je ne négocie pas. Je lui tends 30$. Le sourire dans le visage.
- Alors, il va bien ?
- Oui, il roule très bien.
- Encore un client satisfait.
- J’étais déjà ton client, Renaud. Tu m’avais vendu un autre vélo. J’avais négocié à l’époque.
- Ah oui ? Tant que ça.
- Moitié-prix.
- Aha.
- Mais aujourd’hui, tu mérites ton argent. Il est presque neuf le vélo.
- Merci.
- Bon, je vais y aller. À la prochaine Renaud.
- À la prochaine.

Il buvait déjà sa Budweiser.

Quand je vais chez Renaud, je me sens en pleine Amérique profonde. C’est comme si j’étais dans un film des frères Coen. C’est comme si The Big Lebowski était là, partout. Jésus est, d’ailleurs, une sorte de Big Lebowski montréalais. Il a la barbe. Il a le style. Ne lui manque que le White Russian et les lunettes de soleil.
Quand je vais chez Renaud, je suis en pleine Amérique profonde. Imaginez-vous. Un bonhomme torse nu et mains graisseuses. Autour de lui, un tas de personnes qui ne font rien. À part être là. Et jaser de tout et de n’importe quoi. Une radio cachée qui parle, qui chante. Renaud me lance des mots empruntés de l’anglais à tout bout de champ. Il me parle de tire et d’autres choses que je ne comprends pas des fois. Il me rappelle mon garagiste. Enfin, il me rappelle TOUS les garagistes que j’ai connus au Québec. Quand ils me parlent, je ne comprends que la moitié de ce qu’ils disent. Et je suis ici depuis presque dix ans. Avec eux, c’est à coup de muffler, de wiper et de windshield. Si j’avais été à Toronto ou à New York, j’aurais compris ce qu’ils disaient. Mais là, en plein Montréal, avec un accent québécois. Au milieu d’un « il mouille »* ou d’un « sacrament »**, on se perd. Et on est en Amérique profonde. Là où le temps s’arrête. Là où la logique s’éteint. Et ça me fait l’effet d’un vieux tarbouchu au Maroc qui, du bout de ses babouches jaunes et de sa bouche édentée, au milieu de deux gestes furtifs de la main pour chasser des mouches imaginaires, répond à un appel sur son cellulaire dernier cri avec un « Allou » qui réveillerait un mort.

L’Amérique profonde, ce n’est pas qu’aux États-Unis. L’Amérique profonde, c’est partout en Amérique. À Montréal, plus vous allez à l’est de la ville, plus vous êtes en Amérique profonde. Et c’est le désordre. Et c’est un enfant de 10 ans, le ventre garni, les joues imposantes, qui boit du Pepsi et mange des chips impunément. Et c’est Jésus qui répare des roues de vélo entre deux grosses bières fortes. Et c’est des enfants qui s’assoient devant la boutique de Renaud et écoutent, apprennent la vie, apprennent demain. Tiens, l’autre fois, en revenant de chez Renaud, je vois une femme d’un certain âge, tomber doucement par terre. Doucement. En ralenti. J’arrive, je la soulève. Elle me dit doucement « help ». Quand elle est debout, elle reprend doucement sa marche. Je remarque qu’elle a un sac dans la main. Je remarque qu’il y a une bouteille vide dedans. Je remarque qu’elle a les cheveux gris et la peau fripée à souhait. Je remarque qu’elle s’avance quand même d’un pas décidé. Vers où croyez-vous ? Le dépanneur du coin. Et que va-t-elle chercher ? Une bière, pardi. Au même moment que je la soulevais doucement, deux adolescents montaient par le balcon dans un appartement du deuxième étage. Ils n’avaient pas l’air de voleurs. Non. La sœur de l’un d’entre eux était en bas. Prenez les escaliers sacrament. Les deux adolescents riaient à plein cœur. Et ils sont finalement arrivés sains et saufs au deuxième étage. Une seule mauvaise manœuvre et ç’aurait été la tragédie.
N’est-ce pas l’Amérique profonde ça ? Et en suivant la dame qui avançait vers le dépanneur des yeux. Et en écoutant d’une demi-oreille les cris de la sœur et les rires des adolescents, je pensais aux touristes du Vieux-Port sur leurs calèches folkloriques, bravant leurs appareil-photos numériques. Et je pensais qu’ils avaient tout faux. Car ils étaient venus jusqu’en Amérique, sans voir l’Amérique profonde. Sans voir Renaud, Jésus, la vieille-qui-tombe-doucement et les deux adolescents-spiderman.

Mon vélo marche comme du tonnerre. Je l’ai pris hier soir. Et j’ai cavalé vers le centre-ville. Il faisait un peu frais. L’air frais, c’est très bon à respirer. Surtout à 22h 00 quand la ville a absorbé toute la pollution de la journée. Je respirais et mes poumons noircissaient…Enfin, j’imagine.


* Il mouille : il pleut.

** Sacrament : Dérivé de Sacrement. Façon de jurer ici.

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<$I18NNumpersonnes$>:

At 3/5/07 12:54 PM , Anonymous Anonymous said...

Sacrament ! et les révisions, hein !! en tous cas, ta plume ne s'est pas encore rouillée ;-)

 
At 3/5/07 12:56 PM , Anonymous Anonymous said...

En tout cas, la mise au point du vélo, ce n'est pas proprement montréalais car, dans mon Saguenay natal, c'était presque un rituel que d'apporter son vélo au printemps pour le faire vérifier. Mais bon, c'est sûr que le printemps arrive là-bas plus tard qu'à Montréal...

Et Renaud, moi, il ne me fait jamais payer pour les réparations. C'ets sûr que tout le monde ne peut pas avoir de beaux yeux comme les miens.

 
At 3/5/07 1:28 PM , Anonymous Anonymous said...

Fascinant de te lire Onassis. Et que dire du «Allouuuuuuu». hahahahahaha

 
At 3/5/07 9:12 PM , Blogger Onassis said...

Sarvane : On avait dit une à deux fois par semaine. J'ai atteint mon cota :)...J'espère qu'elle ne sera jamais rouillée..

Rédactrice : Et les chevilles, ça va ?

Kennza : Merci. N'est-ce pas que le "Allouuuuu" est typique et vrai ?

 
At 4/5/07 1:30 PM , Blogger Blanche said...

Ravie de te lire à nouveau!
Bon weekend et bonnes balades à vélo!

 
At 5/5/07 10:36 AM , Blogger Nina louVe said...

Ouais ! Ravie de te relire me too.

 
At 5/5/07 10:53 AM , Blogger Onassis said...

Blanche et Nina : Ravi de vous voir ravies de me lire :)

 
At 5/5/07 10:58 AM , Anonymous Anonymous said...

Bon c'est décidé, aujourd'hui je sors mon vélo!

Accent Grave

 
At 5/5/07 9:17 PM , Blogger Nina louVe said...

Miam, tes archives à relire à relire c'est rebon à tout coup. mais des phrases neuves à la sauce printemps, oui !

 

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