Thursday, May 17, 2007

La grande foutue faucheuse

Je devais avoir dans les onze ou douze ans quand je l’ai connue la première fois. J’étais petit. Très petit. Les cheveux raides peignés sur le côté. La démarche gauche. Le regard triste. Elle était majestueuse, grande, sûre d’elle-même. Ses cheveux étaient noirs, beaux, longs et magnifiques. Plusieurs années plus tard, quand je vis et connus Pocahontas, je pensai à elle. Mme Zniber. Ma chère prof de français bien-aimée.

Cette première année avec Mme Zniber fut merveilleuse. Je trouvais enfin une prof de français cultivée, s’exprimant bien, ne faisant aucune faute d’orthographe. Mme Zniber nous apprenait chaque jour quelque chose de nouveau, une nouvelle règle, un nouveau style d’écriture, un nouvel horizon.
Un jour, je sentis une certaine tristesse dans le regard, la voix de Mme Zniber. Les étudiants avaient vite fait de trouver la raison de cette mélancolie évidente : elle avait perdu un membre de sa famille. J’ai demandé à ma mère : Mme Zniber a perdu un membre de sa famille, que dois-je lui dire ? Tu dois lui présenter tes condoléances mon fils. Quoi ? Et on fait comment pour présenter ses condoléances (Dans ma tête, je me disais : c’est quoi ce mot-là ???) ? Tu vas aller la voir et tu vas lui dire : je vous présente mes condoléances, madame. C’est tout ? Oui, c’est tout. C’est déjà ça. Je fis exactement ce que ma mère m'avait dit de faire. Mme Zniber eut un petit sourire (J’en fus fier et content comme tout) et accepta mes condoléances. Le reste de l’année se passa sans histoires. Mme Zniber est redevenue elle-même, belle et majestueuse aux cheveux noirs et radieux. Elle continuait à nous apprendre des choses et je continuais à boire dans sa tasse, chaque jour, chaque heure. Puis vint l’été, la plage, les cousins, le soleil, la nage, les beignets chauds à un Dirham et les glaces aux différentes saveurs. Septembre. Les gorges sont serrées. Le cœur bat plus fort. La rentrée scolaire. L’été est fini et avec lui l’insouciance et l’eau salée. Premier cours de français. Surprise. Heureux hasard. Bon scénario. Appelez ça ce que vous voulez. L’essentiel c’est que Mme Zniber était de nouveau ma prof de français. Je suis content. Mais triste. Oui, très triste. Mme Zniber porte un voile. On ne voit plus ses beaux cheveux. Elle n’est plus aussi belle et radieuse qu’avant. Ses yeux se cachent. Son visage est blême. Que s’était-il passé ? Mme Zniber, nouvellement musulmane-pratiquante-voilée ? Je ne sais pas pourquoi, mais c’était une thèse à laquelle je n’adhérais pas. Je ne connaissais pas Mme Zniber personnellement. C’était mon enseignante. On ne prenait pas un café ensemble. Mais je la connaissais quand même. Je savais que ça ne lui ressemblait pas. Je le savais. Mais je n’avais aucun argument.
Reste qu’elle s’était rappelée de moi.
Ça ne faisait pas plus que dix minutes qu’elle était dans la salle, quand elle ordonna le silence et me demanda – m’appelant par mon nom – de me lever. Ce que je fis, tout gêné. Je vous présente Mr O., c’est le meilleur élève que je n’ai jamais eu. J’ai la peau assez basanée. Surtout après un été au bord de la mer. On pouvait quand même voir assez clairement que je rougissais. Je ne savais où me mettre. Un trou. Un gouffre. Une tombe. J’aurais pris n’importe quoi, fait n’importe quoi, pour disparaître et ne pas subir cette gêne énorme. Je ne sais plus ce que j’ai balbutié. Je me suis rassis. Et je n’ai plus lâché un mot de la journée.
Reste que je l’aimais toujours, Mme Zniber.
Son physique avait bel et bien changé. Mais ses qualités d’enseignante, sa culture, son beau français parlé et écrit, étaient toujours intacts.
Maman était prof de français dans un autre collège. Elle connaissait Mme Zniber de loin, l’avait déjà rencontrée dans une réunion de professeurs de français. Maman, pourquoi Mme Zniber met le voile ? Elle est malade, mon fils. Malade ? Quel genre de maladie exige de mettre le voile ? Aucune. Il y a une maladie qui exige des traitements qui font que le patient perd ses cheveux. C’est au patient de choisir. Mettre le voile ou rester la tête nue. Quel genre de maladie maman ? Le cancer, mon fils. Et c’est quoi le traitement ? La chimiothérapie, mon fils. Est-ce que ça a un lien avec le cours de chimie qu’on fait ? Pas exactement, mon fils. Est-ce que je dois lui présenter mes condoléances, maman ? Non, mon fils. Tu n’as pas besoin de faire ça. Que dois-je faire ? Rien, mon fils. Justement rien. Fais-lui sentir que rien n’avait changé. Fais-lui comprendre que tu ne le vois pas, ce voile. Que tu ne vois que sa personne, son âme. Mais je ne vois pas son âme, maman. Oui, tu la vois. Tu ne t’en rends juste pas compte. Sinon, tu ne t’intéresserais pas à elle. Est-ce que je vois l’âme de l’épicier Ibrahim, maman ? Décris-moi, Ibrahim. Il a une moustache et il compte l’argent vite et avec précision. Comment est-il habillé ? Je ne sais pas. As-tu déjà remarqué s’il était malade, heureux, triste ? Non. Lui as-tu déjà parlé plus que deux minutes ? Non. S’il est triste demain, vas-tu lui présenter tes condoléances ? Je ne crois pas que je saurai s’il est triste ou pas. Alors, tu ne vois pas son âme.
Je gardai le secret pour moi. Je ne dis à personne pourquoi Mme Zniber avait un fichu sur la tête. Je lui souriais, répondais à ses questions. Je faisais de très bonnes rédactions.
Mois d’Avril. Il fait beau ce matin. Un peu frais mais beau. Mme Zniber rentre dans la salle de cours. Elle n’a plus de voile. Ses cheveux sont courts. Elle n’est pas aussi radieuse que le premier jour que je l’ai vue. Mais quand même. Elle est visiblement contente de ne plus arborer le tissu-oiseau-de-mauvaise-augure. Je suis content aussi.
Maman, Mme Zniber ne porte plus de voile. C’est bien, mon fils. Ça veut dire quoi ? Qu’elle a guéri, mon fils. Vraiment ? Ma mère ne répondit pas à cette question et me prit dans ses bras très fort.

Je me suis demandé un jour si Mme Zniber était marocaine. Elle ne parlait qu’en français. Maman, est-ce que Mme Zniber parle arabe ? Bien sûr mon fils. Mais pourquoi je ne l’ai jamais entendue parler arabe ? Un bon prof de langue ne te parle que dans cette langue-là. C’est comme ça que tu apprends.

À la fin de l’année, je suis allé dire au revoir à Mme Zniber. Je ne l’ai plus eue comme prof. Je l’ai rarement vue au collège. Ça me gênait d’être le chouchou d’une prof. Nous étions dans un environnement viril. Il fallait être un homme. Il fallait avoir le cœur dur et ne pas se soucier du malheur ou du bonheur des autres.


J’étais en Europe quand ma mère m’annonça la très mauvaise nouvelle : Mme Zniber était morte. Elle n’avait donc pas vraiment guéri. On ne guérit pas de cette foutue maladie. La grande faucheuse. La grande foutue faucheuse.

Mme Zniber est toujours vivante dans mon cœur. Elle a les cheveux longs et noirs. Elle est majestueusement belle. Elle est le tact et la culture elle-même. Elle parle d’une belle voix. Elle ne mourra jamais.

À toutes les Mme Zniber du monde…

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At 17/5/07 4:11 PM , Anonymous Anonymous said...

La grande foutue faucheuse je la connais, elle a fauché des gens que j'aime, des gens très proche...
je la connais, je la maudit et elle me hante...

merci de ce beau texte, j'avais les larmes aux yeux en le lisant

 
At 17/5/07 5:53 PM , Anonymous Anonymous said...

Je crois que tout le monde connaît cette foutue faucheuse, de près ou de loin, mais bien souvent de près. Elle arrache les gens de toutes origines, de tout âge, de jeunes enfants au coeur pur, de vieilles âmes qui vivent leurs derniers moments dans la souffrance de ce mal, des femmes portant la vie qui se battent pour survivre ne serait-ce que le temps de donner la vie et de laisser cet héritage sur cette terre.

Bel hommage que celui-ci Onassis.

 
At 17/5/07 10:15 PM , Blogger Onassis said...

Kenza : Désolé d'avoir réveillé de mauvais souvenirs en toi...Les larmes aux yeux ? Je suis touché...

Kennza : Merci. Espérons que la grande faucheuse reste loin de nous le plus longtemps possible.

 
At 18/5/07 12:46 PM , Blogger Reda said...

Trés touchant comme texte. Merci de m'avoir ramené à un temps où l'innocence m'habitait encore.

 
At 18/5/07 6:59 PM , Blogger Onassis said...

Reda : Je t'en prie.

 
At 22/5/07 1:10 PM , Anonymous Anonymous said...

Comme Kenza, j'en ai les larmes aux yeux. Et comme pour Kenza, la faucheuse m'a frôlée parfois de très près. Jusque là, ce n'était pas pour moi. Mais j'espère qu'à mon départ, un des enfants que je rencontre à la bibliothèque scolaire se souviendra de moi :-)

 
At 22/5/07 2:05 PM , Blogger Onassis said...

Ils vont sûrement se rappeler de toi, Sarvane. Sûrement.

 
At 24/6/10 9:12 PM , Anonymous Anonymous said...

bonsoir
je viens de lire avec émotion et beaucoup de larmes ce que vous avez écrit sur mme zniber, votre prof de francais
je suis sa fille, c 'était ma maman,
si vous voulez bien me faire signe
mon mail whyx_007@yahoo.fr
je vous remercie

 
At 24/6/10 9:15 PM , Anonymous Anonymous said...

bonsoir
je viens de lire avec émotion et beaucoup de larmes ce que vous avez écrit sur mme zniber, votre prof de francais
je suis sa fille, c 'était ma maman,
si vous voulez bien me faire signe
mon mail whyx_007@yahoo.fr
je vous remercie

 
At 9/8/10 6:12 PM , Anonymous Anonymous said...

je sui un zniber je croi que votre prof ete ma tante je l ai connu enfant .a lire ton texte je lai vite reconnu grande belle et fiere .la bonne graine semee grandie et perpetue sa presence en ce monde......

 
At 9/8/10 6:15 PM , Anonymous Anonymous said...

je sui un zniber je croi que votre prof ete ma tante je l ai connu enfant .a lire ton texte je lai vite reconnu grande belle et fiere .la bonne graine semee grandie et perpetue sa presence en ce monde......

 

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