Le pare-brise était amoché. Le tuyau d’échappement faisait un méchant bruit. La voiture arrivait à la fin de son cycle. Elle avait 16 ans. L’âge de ma sœur. J’ai décidé de m’en débarrasser.
On était mardi. Je devais faire des courses. Sur le fameux pare-brise, je trouve une carte d’affaires. Normand G. rachète des voitures et les recycle. Ca tombe à pic. Une coïncidence ? Nah. Le coup d’œil. Le flair. Normand G. a senti que la voiture avait besoin de ses soins et il m’a tendu la perche. Je mords. Je l’appelle et je lui parle de l’affaire. Je voudrais te la vendre samedi, parce que je pars en voyage dimanche. Et que j’en ai encore besoin. Pas de problèmes. Voici mon adresse. Passe le samedi et on règle ça ensemble. Tu veux combien pour ça ? Je lui lance un prix que je sais utopique. Il rit. Tu ris de moi, Normand ? Non, monsieur. Je ris, c’est tout. Je suis un gars avec beaucoup d’humour. Bon, alors ? Bein, ramène-la et on verra ça ensemble. Peux-tu me donner ton numéro de téléphone ? Oui bien sûr. Je lui balance les chiffres. Huit. Trois. Trois. Vingt et un. Il m’arrête, net. Peux-tu me donner les chiffres un par un, détachés ? Réflexe montréalais, je lui demande s’il préfère que je parle en anglais. Non, non. J’ai de la misère avec la lecture et l’écriture. Mais je m’en sors quand même. Normand commence à se justifier. Non. Non. Ça va, Normand. Pas besoin de m’expliquer. Je respecte. Dis-moi, Normand, c’est sûr qu’on va la faire, la transaction, samedi ? Je veux dire, je n’ai pas besoin d’appeler quelqu’un d’autre ? Non, monsieur. On va la faire, la transaction. Dis-moi, Normand, si je te vends la voiture, je fais comment pour revenir chez moi ? (C’est que je n’aime pas le transport en commun la fin de semaine.) Je te ramènerai, mon cher monsieur. Sûr ? Oui. Sûr et certain.
Quand je raccroche, j’ai un étrange sentiment. Je me sens bien entendu mal. Je l’ai embarrassé, le Normand. Et je n’en avais aucunement l’intention. Curieusement, je me sens bien, aussi. J’ai comme un brin d’espoir qui me flotte dans le cœur. C’est étrange. J’ai même des papillons dans le cœur. Le genre de papillons que vous avez quand vous quittez votre école primaire et que vous entrez pour la première fois au collège, au milieu de ces étudiants plus grands, plus forts, plus existants.
Samedi. Je fais mes courses. Je vais au YMCA. J’ai tout fini, tout acheté. Je suis fatigué. Lavé. Légume. Je prends la rue Sherbrooke et je me dirige chez Normand. Quand j’arrive à la rue qu’il m’a indiquée, je prends mon cellulaire et je compose son numéro pendant qu’à côté de moi, dans une voiture blanche et assez vieille, un homme d’une certaine stature me jauge du coin de l’œil. Une femme répond au téléphone. Normand n’est pas là. Il y a eu de la mortalité dans la famille. Essayez son Paget. Je raccroche et je me dis de suite que je ne vendrai jamais cette voiture. Ça y est. Le dieu des voitures en a décidé ainsi. Je resterai avec cette carcasse rouge sur les bras. Jusqu'à la fin des temps. Jusqu'à ma fin. L’homme à côté sort de sa voiture. Il est grand. Il est fort. Il a les yeux clairs et les cheveux gris. Une bonne bouille. Il s’approche. C’est pour l’Acura ? Oui. C’est toi, Normand ? Je me disais bien. Je sors de la voiture et lui donne les clés. Tiens, tu peux l’essayer si tu veux. Il la démarre, accélère, freine. Puis l’éteint. Il sort. 75$. Ça te va ? Euh, non. On avait dit 300$. Je n’ai jamais rien dit. Tu sais, c’est une bonne voiture. Si tu la retapes, tu répares le pare-brise, tu pourrais la revendre beaucoup plus cher.
On négocie comme ça, pendant une bonne dizaine de minutes. À un moment donné, Normand fait le tour de la voiture, réfléchit, fronce les sourcils. Il s’approche, sourit et me tend la main. Marché conclu. 150$. C’était le prix que je demandais depuis cinq minutes. Il me demande de le suivre. Je stationne la voiture au bout de la rue. Il sort avec ses papiers. Cette fois, j’ai décidé de ne pas l’embarrasser. Je remplis le papier pour nous deux. Je prends son permis et je transcris son nom, le numéro du permis et tout le reste. Normand me tend l’argent. Tu vas me donner un lift ? Bien sûr, j’ai donné ma parole. En chemin, Normand, sachant que je pars en voyage, me demande où je vais. Maroc. Belle place hein. Oui. Belle place. Ensuite, il me parle du beau-frère qui vient de mourir. Il était en bonne santé, prenait soin de lui. Mais le bon Dieu le voulait. Moi, j’ai déjà eu beaucoup d’accidents. Trois graves accidents. Et je n’avais même pas mis la ceinture de sécurité. Mais le bon Dieu ne voulait pas encore de moi. Je suis encore là. Vois-tu, mon ami, moi, je ne sais ni lire ni écrire. Mais un homme qui veut travailler se lève de bonne heure et trouve du travail. Il y a des pays où la majorité des gens ne sait ni lire ni écrire. Mais ils font des choses tellement belles que moi je ne saurais jamais faire. Mais je sais faire d’autres choses. Et je m’en sors comme je peux.
Il s’en sort très bien, le Normand. Il s’en sort mieux que beaucoup de gens qui ont plus de 400 mots dans leur vocabulaire, font de longs calculs mentaux en deux temps trois mouvements ou connaissent l’histoire de l’humanité par cœur depuis son début, depuis sa genèse. Il s’en sort mieux que moi, qui lui ai demandé s’il préférait que je parle en anglais, dans un élan jamais inégalé de pure maladresse.
Je lui ai donné une chaleureuse poignée de main. Et dans ses yeux clairs, et dans ses cheveux gris, j’ai cru encore une fois apercevoir la lueur d’un espoir.
L’espoir qu’un jour, nous serons tous humains. Enfin humains. Enfin intelligents. Enfin avec du cœur.
Labels: Histoires de tous les jours
À nouveau, voilà des scènes de pur cinéma. Vérité. (J'te nargue un brin). Bon voyage. Brasse un peu les mots au soleil pour moi, pour nous.
Bon voyage amigo.
Petite note de lecture ad doc :
«nous ne devons pas croire avant d'avoir épuisé toutes les chances de savoir ».
- Robert Musil, l'Homme sans qualité.
"dans un élan jamais inégalé de pure maladresse", y en aura d'autres :) et tu dormiras quand-même :)))
Bbye Acura, welcome une nouvelle (bientôt?)
xoxo
Bon voyage Onassis !
Repose-toi bien là-bas, au soleil :)
Bon voyage!!!!
Montréal c'est fini ?
ET bien bonnes vacances, reviens-nous en forme ;-)
Bon voyage et profites-en bien!