Un cri dans la nuit
Je me réveille en sueur et la main sur la gorge. La fenêtre est fermée. Il fait chaud. Je tremble. Mes mains tremblent, mes pieds tremblent, j’ai même l’obscure impression que mes cheveux tremblent. Je ne sais pas où je suis. Je ne sais pas qui je suis. Le plafond est haut, lointain, lugubre. Des nuages y planent. Je me lève et me sers un verre d’eau et, petit à petit, je me souviens. Petit à petit, je redeviens. L’horloge indique une heure tardive de la nuit. Ou est-ce trop tôt le matin ? De la fenêtre, j’observe la rue déserte pleurer sa solitude. Il n’y a rien ni personne. Le vide. Le calme. Le calme plat. Les jours se suivent et se ressemblent. Les nuits se suivent et se ressemblent. Les réveils en sursaut se suivent et se ressemblent. Nous sommes des êtres différents qui vivons dans une planète de plus en plus homogène, identique, globale. Les objectifs sont les mêmes. Les rêves sont les mêmes. Formatés, cultivés, véhiculés par un système plus grand que nature, qui écrase la différence. Soyons uniques. Soyons communs. Mangeons les mêmes repas, buvons les mêmes vins aux mêmes heures, lisons les mêmes livres ennuyeux, regardons les mêmes films pop-corn, ayons accès à la même information et croyons-nous intelligents, informés, vivants. J’ai déjà envie de vomir, comme chaque matin que je me lève et que je me rends compte que le miracle n’a pas eu lieu. J’ai déjà envie de pleurer, comme chaque jour que je sors de chez moi et que je me rends compte que dehors, c’est pareil qu’hier. Je mets de la musique classique. Je n’y comprends rien, mais ça me calme. Il y a une non-continuité dans les notes qui se suivent (mais ne se ressemblent pas) qui me ravit, qui me redonne envie de vivre. Je pense au café. Et pourtant, je ne bois pas de café. Je ne sais même pas en faire. Je pense au café et cette pensée-même me rappelle la perversion du monde où je vis. Je suis éduqué à penser au café. Au jus d’orange le matin. Si j’avais une compagne maintenant, je suis sûr qu’elle aurait un peignoir blanc et des cheveux frisés en sortant de la douche, qu’il y aurait des croissants et des œufs sur la table. Que le jus d’orange rayonnerait par sa différence de couleur sur la nappe blanche. Qu’elle me sourirait. Que je l’embrasserais, et que je retournerais à lire mon journal, dont la première page indiquerait une quelconque catastrophe dans un quelconque pays arabe, où des musulmans s’entretuent, ou un scandale dans le (trop grand) monde des finances. C’est comme ça. Nous sommes programmés à ce rêve de félicité absolue. Et je fais partie de la masse. Et je fais partie des moutons brouteux du champ géant, du monde merveilleux qu’on habite ensemble.
Je prends un verre de lait. J’y mets du miel. Je prends un bol de chips. Et j’en mange. Je suis pour la différence. Appelez ça de l’anarchie si ça vous chante. Ne me dites surtout pas que les chips, ce n’est pas bon pour la santé et ça ne se mange pas le matin. Je n’en ai rien à battre. J’en ai envie et c’est tout. Ainsi soit-il. Ainsi soit-il. Cette phrase me rejette en pleine adolescence. Je revois Christian Slater avec ses sourcils en accent circonflexe. Je revois la belle poitrine de Samantha Mathis. Je réentends la musique sublime de « Pump up the volume » et je me rappelle que j’ai déjà rêvé d’être Mark Hunter, commentateur génial d’une radio pirate, anarchiste au milieu de brebis galleuses. C’était d’autres temps. Le temps des rêves. Le temps des battements de cœur. Le temps des cheveux longs. Le temps de l’innocence. The age of innocence. Et voilà que Scorsese me fait un clin d’œil. Et voilà que Daniel Day-Lewis embrasse Michelle Pfeifer sur le cou, pendant que Winona Ryder joue aux petites pucelles dans la prairie. Le cinéma. Un autre de mes rêves surgit, pendant que j’avale une gorgée de lait mielleux et que j’admire la beauté de la nuit. Le cinéma. Une salle noire. Un grand écran. Des orgasmes artistiques quelques fois. Des déceptions scénaristiques d’autres fois. L’entracte. Le con qui crie une obscénité dans la salle obscure. L’autre (plus) con qui lui répond. Le film qui commence. Le silence religieux qui s’installe dans ma tête. Et en avant l’aventure. Le cinéma. Je ne regrette qu’une chose : Les films américains et français qui prenaient le monopole des écrans marocains. Encore une fois, le même formatage, la même uniformité, la même éducation du consommateur. Plus tard, chers Marocains, si vous partez quelque part, si vous achetez quelque chose, ce sera américain ou français. Le reste du monde n’existe pas. Le choix n’existe pas. Il me faudra beaucoup d’années avant de découvrir le cinéma d’auteur asiatique. Adieu ma concubine. In the mood for love. Et aujourd’hui encore, même si j’ai lu un nombre respectable d’articles dithyrambiques sur Akira Kurosawa, je n’ai toujours pas vu un seul de ses films. Ran, Seven Samurai, etc. Il me faudra de longues années, avant que je ne découvre qu’il y a un autre cinéma, ailleurs, dans-un-cinéma-pas-à-côté-de-chez-vous. Espagnol, danois, belge, mexicain, brésilien, etc. Mais ainsi va la vie. De belles découvertes. Mais aussi, d’horribles regrets.
Il n’y a plus de chips dans mon (moche) bol vert. Il reste encore du lait. Mais il n’est plus aussi frais. Un oiseau se pose sur un arbre. Un écureuil s’étire. Le vent remue les branches de l’arbre qui me souffle un timide bonjour. Le soleil pointe le nez. Une voiture passe. Une deuxième passe. Une autre journée commence. Des gaz à effet de serre. Des klaxons. Du gras trans. De l’aspartame. De trop jeunes enfants qui travaillent. Des travailleurs qui se font montrer la porte. Des grosses compagnies pharmaceutiques. Des cobayes africains. Le sida. Le bébé, porteur de VIH, qui n’a rien choisi. Les guerres sales. Le pétrole. Les diamants. Pepsi-Cola. Coca-Cola. Du whisky à 40 degrés d’alcool. Le bruit. Le sel. Le sucre. Des profits record. Des salaires minables. La délocalisation. Le salaire (très) minimum. Du riz en guise de rémunération. Des ouragans. Des cyclones. Des tremblements de terre. La neige en Arabie Saoudite. Des hummers. Des 4*4. La fumée. La chaleur. La cigarette. La fumée secondaire. Les maladies. Les larmes. Les deuils. La statue de la liberté. La démocratie. Les lobbys. Les faux sourires. Les faux débats. Le G8. L’Europe. Sarkozy. Blair. Zapatero. ETA. L’IRA. La souveraineté du Québec. Le Tibet. Cuba. La Palestine. L’Iraq. L’Iran. Le Darfour. La Tchétchénie. CNN. Al-Jazira. La propagande. Les consommateurs. Les consommateurs. Vous. Lui. Elle. Moi. Moi. Moi.
Je m’assoupis sur mon divan. À la télé, une chaîne d’information parle du Liban. Dehors, le soleil est roi. Sur mon divan, je suis le roi. Et mon royaume est muet. Et mon royaume est immobile.
Je m’assoupis sur mon divan bleu. Le majeur en évidence. Dans ma tête, une phrase bourdonne. Vous ne m’aurez pas. Vous ne m’aurez pas. Mais je sais qu’ils m’ont déjà eu. Mais je sais qu’ils m’ont déjà.
Labels: Folie, Pessimisme
mon cher Onassis,quel régal,quel régal,je ne veux rien ajouter, mis à part que je crois profondément qu'on embrasse dansle cou,pas sur :)
Ils nous ont tous eu. Vous. Lui. Elle. Moi. Moi. Moi. Tu parle de pessimisme? Je dirai que c'est le premier pas vers un monde plus riche avec une frontière poreuse entre nos rêves et nos réalités. C'est drôle que tu en parle (si bien) car je suis en ce moment noyé dans un très bel essai de Mona Chollet (qui tient d'ailleurs un très bon site web : www.peripheries.net) qui traite du.. rêve. Je m'abstient généralment de donner des conseils de lectures (je ne suis pas très crédible) mais je ne saurai que trop peu vous le recommander. ça s'intitule "La tyranie de la réalité" et c'est fin, subtile, mordant, riche d'idées et de références litteraires et.. vachement soulageant.
P.S: T'as oublié la ménagère qui suit le programme Weight Watcher, les ados trop cool, les poubelles de Tom Cruiz...
Yep, trés attachant comme texte. Je n'ai eu d'autre choiz que d'en finir la lecture.
Et tu m'as fait sourire avec ton paragraphe sur la campagne. Ouf la mienne m'envoit chier à chauqe que j'ose prononcer le mot cuisine :)
Au fait, en te lisant j'ai repensé aux 'racines du mal' de Maurice G Dantec.
Le fait d'en être conscient te rend déjà moins mouton que d'autres ;-)
Je n'avais pas eu le courage de lire cette semaine. Une migraine lancinante qui m'avait aussi retiré le goût d'écrire.
J'y ai lu des mots... Des mots qui traduisent une réalité que nous partageons tous.
Le hasard n'existe pas.
Pour ce qui est de l'hégémonie culturelle à l'étasunienne, Noam Chomsky et Edward S. Herman avaient déjà tout compris dit et publié dans : Manufacturing Consent: The Political Economy of the Mass Media.
http://www.chomsky.info/
Si tu veux mon avis perso, ils ne nous auront pas, ils ne nous ont pas déjà, ils nous ont conçu. Nous sommes leur création.
Chapeau pour l'écriture!
Brain D.
Naj : Merci. Je persiste. SUR le cou :)
Daspace : J'ai oublié plein de choses. Je vais chercher "la tyrannie de la réalité". Le titre est "intéressant".
Reda : Et c'est bon "Les racines du mal" ? Je ne l'ai pas lu..
Sarvane : Mince soulagement. Pas assez...
Kennza : repose-toi...
Ho la! PLutôt noire cette vision! Pour une meilleure vision, il faut regarder au delà de ce qui se présente au premier plan.
L'anarchisme, fort heureusement, ne réside pas dans le fait de manger des croustilles le matin. Par ailleurs, manger des chips au petit déjeûner semble devenu la norme chez plusieurs. Je me demande pourquoi, une mode?
Accent Grave
BrainDamage : Bienvenue.
Chomsky est un homme que je respecte. Il est brillant, de gauche (trop, parfois..), juif antisémite (Hahaha, je me régale), etc. Le lire est intéressant. Mais il faut mettre de l'eau dans son vin...(notre vin et le sien :)).
Accent Grave : J'admire votre optimisme sage. Je n'en suis malheureusement pas capable...
Diantre ! Pourquoi avais-je oublié de passer par ici ?
Toujours aussi touchant, tes mots, tes verbes, tes doutes.
Je ne lis pas entre les lignes. Le sombre cache un grand soleil. Ce texte est majeur. Il ne vaccine personne. Il montre l'humain. De chair, de sueur, de pu et d'imagination. La nuit. Le cinéma. Les branches qui disent un «timide bonjour». Boudu! Que c'est bon Onassis!