Une page d'histoire - Tony Kukoc
Je ne sais si j’ai 12, 13 ou 14 ans. Chez nous, à Rabat, nous interceptons Sky, une chaîne de sport en allemand. Je ne comprends rien à ce qu’ils disent. Mais j’aime le sport. Je regarde du tennis. Beaucoup de tennis. Et du basket Européen. Sur RTM, la seule chaîne de télé Marocaine publique de l’époque, ils passent le samedi après-midi des matchs de NBA. Mais pas n’importe lesquels. De vieux matchs. Nous sommes en 1989, 90 ou 91, Kareem Abdul-Jabbar, recordman des points marqués en NBA encore aujourd’hui, a pris sa retraite (en 1989), mais sur la télé Marocaine, il est encore au top. Il joue aux côtés d’un jeune Magic Johnson. Ils font des finales chaque samedi après-midi. Il joue contre Larry Bird, Robert Parish et Kevin McHale. Ce basket est trippant pour moi, jeune Marocain qui voit rarement un joueur dunker live sur un terrain. À la télé, ils dunkent tous ou presque. Je suis excité. Mais, je ne sais pourquoi, j’aime le basket Européen. Ces Européens ne dunkent pas trop. Ils font beaucoup de passes. Ils sont très adroits. Leur jeu est fluide et basé sur le jeu collectif. Ça tombe bien, le basket EST un jeu collectif. Alors, je regarde SKY avec autant de plaisir, si ce n’est plus que la vieille NBA de la RTM, et ce même si ça ne parle qu’allemand. Petit à petit, j’ai une équipe préférée : Jugosplatika Split. J’aime ces joueurs froids et peu colériques, au tempérament communiste, et toujours respectueux de l’adversaire. Je les aime. Ils sont souvent grands et maigres. Ils ont souvent les cheveux noirs. Ils sont une multitude d’Ivan Lendl, joueur de tennis que j’ai idolâtré pendant toute ma jeunesse, tombeur de l’Amérique de McEnroe. J’étais déjà celui que j’allais devenir. Un peu soviétique. Un peu gauchiste. Je n’aimais déjà pas cet attrait trop exagéré, trop irrespectueux qu’avaient, qu’ont les Américains pour le show, le spectacle, les cris de joie trop bruyants, les bras levés au ciel et les Je-remercie-Dieu-ma-mère-et-ma-tante-Gwyneth-qui-m’a-sauvé-
la-vie-en-m’offrant-une-guitare-une-raquette-un-ballon-de-basket. Je n’aimais pas ces histoires. J’aimais les sportifs. Les vrais. Et ces Yougoslaves me plaisaient. Comme m’a plu Sergei Boubka. Comme m’a plu Martina Navratilova. Un joueur de Jugoplastika attire mon attention. Il est jeune, rectiligne, aux longs bras maigres. Il est gaucher. Et j’aime les gauchers. Ils sont élégants. Ils sont gauches. Ils sont lents. Un joueur me plaît. Il s’appelle Kukoc. Il est jeune. Et il joue merveilleusement bien. La maturité de ce joueur m’a frappé dès la première minute. Il ne saute pas beaucoup. Il ne court pas comme un fou. Il ne fait pas du spectacle. Il joue. Et il joue merveilleusement bien. Pour la petite histoire, Kukoc gagna le championnat d’Europe avec Jugoplastika en 89, 90 et 91. Avant de s’envoler pour le Trévise Benetton en Italie.
Je l’ai suivi plus ou moins en Italie. Quand je pouvais.
En 1990, Kukoc et sa Yougoslavie gagnent le championnat du monde. En 1991, ils gagnent le championnat d’Europe.
En 1992, la Yougoslavie n’existe plus. Le mur de Berlin n’est plus qu’un souvenir. J’apprends que Kukoc est Croate. Ah, bon ? D’accord. Divac, un des premiers Européens à avoir « immigré » aux États-Unis, n’est plus le coéquipier de Kukoc. Petrovic, non plus. La Croatie ? Sont-ils de taille mondialement ? J’ai hâte de voir. Barcelone se pointe. Les jeux Olympiques. Les Américains, blessés par leur défaite en 1988 en championnat du monde contre l’URSS, sortent la grosse artillerie : Magic Johnson, Larry Bird, Scottie Pippen, Charles Barkley, mais surtout, surtout, Michael Jordan. Champion deux fois de suite de la NBA. Meilleur joueur, meilleur marqueur, en année régulière comme aux play-offs. Le monde est aux pieds de Jordan. Le monde veut voir la dream-team. Quand l’équipe Américaine rentre dans un terrain, quand une équipe adverse voit, entend le nom de Bird, Johnson et Jordan, les genoux se plient, les mains tremblent, les jambes sont plus courtes. Les Américains ratissent tout le monde. Ils gagnent par 32 points ou plus tous leurs matchs du tournoi. Jordan mâche du chewing-gum et se balade. Il allait jouer au golf, il vient faire les jeux Olympiques, c’est du pareil au même : il se repose.
Qui regardé-je ? Qui suis-je de mes yeux d’adolescent de 15 ans ? Kukoc. Il est magique mon Kukoc. Il est adroit. Il est élégant. Sa patte gauche est toujours aussi meurtrière. Vient un premier match contre les États-Unis. Le match est sans enjeux. Si la Croatie perd, elle passera quand même en huitièmes de finale. Chicago Bulls, équipe de Jordan, en la personne de Jerry Krause, manager de l’équipe, a drafté Kukoc en 1990. Pourtant, il n’y est pas allé. Il hésite encore. Voilà qu’il joue contre Jordan et Pippen, peut-être ses futurs coéquipiers. Peut-être. S’il décide d’y aller. Le match est une douche froide pour Kukoc. Pas beaucoup de points marqués. Quelques passes magiques, rien de plus. Seul Johnson, passeur de génie, sensible aux passes no-look, félicite Kukoc chaleureusement de sa prestation. Les autres, niet. En finale, c’est l’occasion pour la Croatie de se venger. Mais point de vengeance. Les Américains sont menés pour une première fois au tournoi et ce, après dix minutes de jeu. Ils resserrent la défense, et décident d’en finir. 103-70 au final. Kukoc, lui, s’en sort haut la main : 16 points et 9 passes décisives. Enfin, le Kukoc que je connais.
Une fois, les jeux Olympiques finis. Kukoc repart vers l’Italie. Joue une dernière saison avec Le Trévise Benetton et perd en finale de championnat d’Europe contre Limoges.
On est en 1993, je suis au bac. Kukoc part aux USA. Chicago Bulls. Aux côtés de Jordan ? Ça tombe mal, Jordan arrête de jouer. Son père est mort. Et il veut jouer au Base-Ball. En 1993, K. - ami d’adolescence, de jeunesse, de vieillesse et, pourquoi pas, d’enfance, puisque je suis un éternel enfant –, K., ami de toujours et d’à jamais, part au Canada pour continuer ses études. Il est aussi fan de Kukoc que moi. On n’est pas encore au temps de l’Internet. Pas au Maroc, en tout cas. Je lui écris. On parle de tout et de rien. On parle de Kukoc. « Puis, il est aussi bon là-bas ? Est-il toujours aussi adroit à trois-points ? Fait-il toujours des passes de folie ? » Non. Kukoc est maigre. Avec ses longs bras maigrichons, avec sa lenteur peu commune aux États-Unis, on le surnomme « the pink panther ». Il a du mal avec l’anglais. Il a du mal avec la défense. Il a du mal avec les États-Unis. J’ai mal. Montre-leur . Fais de toi un Ivan Lendl de la NBA. Kukoc est quand même considéré parmi les meilleures recrues de l’année. Phil Jackson l’engueule quelques fois. Les Bulls ne gagnent pas cette année. L’ombre de Jordan plane. Deuxième année en NBA. Amélioration nette. Prise de poids pour mieux défendre dans un championnat très physique. Pippen est la star de l’équipe. Lors d’un match, les Bulls perdent d’un point, il ne reste qu’une seule possession de balle. Temps mort. Phil Jackson décide de donner le tir à Kukoc. Pippen, blessé dans son égo, sort du terrain et refuse de jouer. Kukoc marque le tir gagnant. Le lendemain, Pippen s’excuse. Tout rentre en règle. C’est cette année que Jordan se rend compte que le baseball, ce n’est pas sa tasse de thé. Il retourne en fin de saison avec les Bulls. Il met le numéro 45. Kukoc n’est plus dans les cinq majeurs de l’équipe. Kukoc n’a jamais joué aux côtés de Jordan. Kukoc est un peu perdu. Jordan ne l’est pas moins. Il perd des balles. Il est anxieux. Il revient à son numéro 23. Qu’à cela ne tienne, les Orlando Magic de Shaquille O’neal et Anfernee Hardaway battent les Bulls. Jordan ne gagnera pas de titre cette année.
1996. Je suis en Espagne. Décalage horaire. Je vois rarement des matchs de NBA. Je lis que les Bulls jouent bien. Je lis que Kukoc joue mieux. J’appelle K. de temps en temps. Je l’appelle à des heures pas possibles. Je n’ai pas vingt ans. À moins de vingt ans, on ne comprend pas le concept de décalage horaire. « « Puis, il est aussi bon là-bas ? Est-il toujours aussi adroit à trois-points ? Fait-il toujours des passes de folie ? » Ça va mieux. Ça va beaucoup mieux. Les Bulls gagnent le titre. Kukoc est le meilleur sixième homme de la NBA. Peu pour le meilleur joueur d’Europe. Mais quand même. Un brin de respect.
Le reste se ressemble. Les Bulls gagnent trois titres de suite. Jordan est toujours le meilleur joueur de la NBA. Kukoc est la troisième option des Bulls en attaque (Après Jordan et Pippen). Il fait de bons matchs. Il est enfin respecté.
Parenthèse :
Dans une Grenade endormie, il est 4h du matin, je cherche un bar pour regarder le sixième match entre Utah Jazz et Chicago Bulls. Chicago mène 3-2. Le match est à Utah. Si Chicago perd, le dernier match se jouera à Utah, parce qu’ils ont l’avantage du terrain. Je cherche. Et je trouve. Un barman aussi Africain que moi. Ferme les rideaux et laisse entrer les « intimes », i.e. les mordus du basket. Je prends quelques bières. Je mange des pépites. Le match est serré. La foule est déchaînée. Jordan trime. Il est fatigué, ça se voit. Passent les minutes, passent les trois quarts du match, Utah mène. Il reste moins qu’une minute. Utah mène de 3 points. Je bouillonne. Je stresse. On aurait dit que j’étais actionnaire des Chicago Bulls. Mais, les passions ne se mesurent pas. Mais, les amours ne s’expliquent pas. Jordan prend la balle et marque 2 points. Utah mène d’un point. Utah attaque. Jordan défend sur Hornacek. Ils sont loin de Malone. Jordan sait que la balle va aller à Malone. Il délaisse Hornacek et se met à mi-chemin entre lui et Malone. Quand Malone reçoit la balle, Jordan lui saute dessus et prend la balle tout de suite. Du génie. Du génie pur. Il reste peut-être 30 secondes. Jordan monte la balle doucement, temporise, joue le temps (comme on dit dans le jargon). Puis, il attaque, fait une feinte, le défenseur glisse, Jordan revient et tire du haut de la raquette. Un tir gracieux, élégant. Un tir dévastateur. La balle tombe dans le panier. Les Bulls mènent d’un point. Utah n’arrive pas à marquer. Le titre revient pour la troisième fois de suite aux Bulls, pour la sixième fois en huit ans.
Il est six-heures du matin. J’ai examen dans quelques heures. Je le referai en Septembre. Je m’en vais dormir. Des papillons dans le cœur. Les Bulls ont encore gagné. Kukoc a trois titres de champions NBA. Trois bagues. Barkley en a zéro. Malone et Stockton en ont zéro. Drexler en a zéro. Ewing en a zéro. Je suis content. C’est grâce à Jordan, grâce à Pippen, grâce à Rodman, mais aussi grâce aux 16 points de moyenne de Tony.
Quand j’arrive au Canada, je peux enfin voir des matchs de NBA en direct. TSN. Sportsnet. Tout est là pour assouvir ma passion pour le basket. Mais les joueurs décident de faire la grève. Et Jordan décide d’arrêter de jouer. Pour la deuxième fois (et malheureusement, pas la dernière, mais ça, c’est une autre histoire). Je ne vais pas voir de basket en direct cette année. Y a le Hockey. Mais les joueurs se battent et la foule applaudit. Je n’y comprends que dalle. Je veux voir Tony jouer. Je ne peux pas. Maudits millionnaires grévistes !
1999. Meilleure année de Kukoc en NBA. Meilleur marqueur et passeur de son équipe. Pippen est parti à Houston. Kukoc se démène tout seul. Mais l’équipe ne va nulle part. On l’échange.
Le reste ? Il n’y eut pas de reste. Enfin, oui. Mais ce ne fut pas glorieux. Kukoc joue à Philadelphie aux côtés d’Iverson. Plouf. Kukoc joue à Atlanta. Plouf-Plouf. Kukoc joue à Milwaukee. Pas mal. Mais il est vieux. Plouf-Plouf quand même.
Quand on fit un sondage, demandant qui était le joueur Européen qui avait le plus marqué en NBA, les gens donnèrent la première place à Arvydas Sabonis, le géant Lituanien. Deuxième Kukoc. C’est dire toute ma déception. Arvydas fut un grand joeur. Pivot, capable de tirer à trois-points, de faire des passes, en plus de faire des rebonds et de marquer des paniers à deux-points. Arvydas aurait pu être plus grand que ce qu’il fut. Mais il avait des genoux finis. Mais il usait trop de la Vodka. Que Kukoc n’ait pas convaincu les fans, avec sa patte gauche, légendaire pour moi, avec sa lenteur élégante, est la preuve même qu’il ne fit pas ce qu’il aurait pu, dû, faire en NBA. Était-ce parce qu’il fut mal employé ? Était-ce parce que la NBA n’avait pas encore de respect pour les non-Américains ? Peut-être. Parce qu’aujourd’hui, Nowitzki cartonne en NBA. Parce qu’aujourd’hui, Ginobili a été champion du monde avec son Argentine, qui a battu les professionnels de la NBA. Parce qu’aujourd’hui, ça a changé.
Ça a changé.
Ça a changé.
Tony s’est retiré du monde de la NBA cet été. Aucune équipe, voisine de son chez lui, n’était intéressée par ses services. Il ne voulait pas aller trop loin. Tony avait les cheveux grisonnants maintenant. Il jouait peu. Il avait encore la touche. Mais le physique ne suivait plus. Il avait 38 ans.
Quand j’ai vu Tony prendre un coup de vieux, quand je l’ai vu courir péniblement sur un terrain, c’est mon adolescence qui s’est éteinte. Ses longues jambes maigres, ses longs bras, sa fausse lenteur, sa gaucherie amusante, c’était moi ça. C’était moi. C’était K. aussi. C’était de jeunes loups regardant Sky en allemand. C’était la jeunesse. C’était les après-midi passés à chercher un terrain de basket, un panier de basket, pour jouer, pour se défouler, pour rêver.
Tony, c’était mon rêve réaliste. Je ne pouvais pas rêver à Jordan. Je pouvais rêver à Tony. Même du haut de mon 1.80m (lui, c'était 2.08m!). Même de mon Rabat natal. Tony était le rêve accessible.
Et après toutes ces années « ensemble », maintenant qu’il part et que personne n’en parle. Maintenant que l’Amérique capitaliste l’a grignoté et digéré sans en faire un cas. Maintenant que le monde du basket a oublié ce grand Tony, dont la grandeur n’est pas due à sa taille, mais au talent, au génie, à l’adresse et surtout à la maturité sportive. Après toutes ces choses et d’autres que je ne saurai décrire. Je n’ai qu’un regret.
Un seul regret.
Je n’ai pas appris l’allemand.
Que de souvenirs tu m'as ramenés avec ton texte. J'étais un mordu de foot à l'époque de mes 12-14 ans et c'est un ami de Rabat justement qui avait déménagé à Tanger qui m'a initié au Basket (C'était un mordu de la NBA et des Spurs qu'il aime encore).
Pour ma part, je me suis mis à jouer intensément au basket en délaissant le foot. Je me rappelle que j'espérai que le Real puisse acheter Kukoc mais c'est finalement les italiens qui réussirent à le charmer. Ah ouai, si je me souviens bien, Kukoc a gagné une coupe d'europe en battant ton Barça :)
Cependant, j'ai été décu de sa tenue ds la NBA, je m'attendais à ce qu'il ait une contribution plus remarquée ; d'ailleurs même Sabonis, je trouve qu'il n'a pas vraiment joué à la hauteur de son talent.
Celui que je pense qui aurait pu par contre marquer la NBA est Petrovic mais ...
Faudra se faire une partie de basket un de ces jours !
Reda : Pour une raison obscure, je suis fan du Barça foot, le reste, je m'en tape éperdument : )
Kukoc n'a pas joué à la hauteur de son talent. Sabonis non plus. Petrovic a eu des débuts difficiles, mais comme tu dis, au moment où ça commençait à démarrer, une autoroute Allemande en a décidé autrement..
Je reviens du YMCA où j'ai joué au basket. Les jeunes parlent trop. Ça parle plus que ça joue. Mais, la partie de basket, c'est quand tu veux. Quand tu veux...
J'ai adoré ce texte. Passionnant. Et pourtant, me parler de basket, de joueurs dont les noms ne m'évoquent rien (hormis Lendl et Mac Enroe), je croyais que j'allais pas apprécier. Et bien si ! même là, je t'ai suivi jusqu'au point final :-)
Sarvane : Merci chere amie. si meme un texte sur le basket, vous pouvez lire, vous pouvez tout lire..de moi :)
Merci encore.
(Pas d'accents..)
C'est exactement la réflexion que je me suis faite après lecture :-p