Exercice de style
C’était un soir d’été. Il faisait chaud à Grenade. Je ne savais quoi faire. Un pub Irlandais ? L’avenue Pedro Antonio ? Un petit tour au cinéma ? Cette dernière éventualité fut très vite écartée de mon esprit. La dernière fois que j’étais allé au cinéma, par une température pareille, avait été un pur fiasco. C’était pour voir Jackie Brown. J’étais avec M. À peine quinze minutes après avoir pénétré la salle, qu’on était déjà dehors, suffocant de chaleur, respirant l’air chaud de la nuit. Ce foutu cinéma Madrigal. Ses administrateurs faisaient des séances à 400 pesetas à minuit (ce qui est un régal pour tout cinéphile), mais coupaient sur la climatisation. Je n’ai d’ailleurs jamais vu Jackie Brown. Jamais. Il ne m’avait rien inspiré de bien. Ça avait l’air lent et chiant.
J’ai décidé d’aller au Mystic, un bar détenu par un Jamaïcain, gentil mais un peu louche. Tout le monde fumait de l’herbe dans ce pub. Pas moi. J’avais peur de moi-même. Déjà sobre, j’avais pas mal d’imagination. Je pouvais vous faire des conversations avec des amis de longue date, tout seul dans mon coin. Je pouvais sauver une douzaine de mômes d’une noyade quasi-certaine sur une plage d’Antibes sous les applaudissements et les encouragements de spectateurs ébahis par mon courage, et ce, tout étendu sur mon lit, tranquille, les yeux fermés et le cerveau ailleurs. Ça se passait de la manière suivante : je me fermais les yeux et me trouvais un thème. Le thème dépendait de mon humeur. Ça pouvait être mon suicide, avec enterrement, pleurs et moi caché en train de les voir pleurnicher, comme ça pouvait être un match de basket où je marquais 25 points, dont le trois-points gagnant du match à la dernière seconde. Et je m’endormais ensuite. Certaines fois, c’était la seule façon pour moi de dormir. Je n’aimais, donc, pas les drogues. Elles me faisaient peur. Et si je restais prisonnier de mes rêves ? Et si je ne me réveillais jamais ? Les espagnols que je rencontrais me demandaient toujours, après avoir su que j’étais Marocain, si j’avais du chocolate (Hachisch dans le jargon espagnol ). Au début, je répondais systématiquement que je n’en avais jamais pris. Bien sûr, se basant sur leurs expériences du passé, ils se moquaient de moi ou me traitaient de menteur. J’ai donc arrêté d’émettre cette réponse niaise. Je disais que je n’en avais plus, malheureusement, mon visage prenant une expression sincèrement désolée à la prononciation du mot « malheureusement ». Je savais être bon acteur dans l’urgence.
Au Mystic, il n’y avait pas foule ce jour-là. On était Mercredi, un jour de semaine, il n’y avait que des étudiants et quelques vieux vicieux. Je rencontrais F. Il avait les yeux rouges. C’était un grand amateur de Whisky. Il ne fumait que rarement. Il fut très content de me voir. Nous nous sommes pris dans les bras et nous nous sommes embrassés sur les joues. Les gens nous regardèrent bizarrement. Je n’en avais rien à foutre de leurs doutes et de leur fermeture d’esprit. Je n’avais pas vu F. depuis deux semaines. Mon compagnon de beuveries. Mon whisky-ami. Mon seul ami d’Espagne. Râleur. Franc. Impulsif. Je l’aimais ce F. Alors, se prendre dans les bras et s’embrasser. Oui, bien sûr. Autant de fois qu’il le faudra. F. et moi nous entendions bien. Surtout quand on était ronds. Sobres, il nous arrivait de ne pas être d’accord et de se prendre la tête. Mais saouls, ça roulait toujours. Il s’empressa de m’amener un J&B cola. Que je bus rapidement. Bientôt L. entra en scène. L. était petite. Très petite de taille. Brune. Les cheveux souvent huileux. Je ne l’avais pratiquement jamais vue sobre. On ne se croisait que de nuit. F. et L. n’étaient pas les meilleurs amis du monde. Une certaine méfiance régnait sur leurs rapports. L. disait que F. était antipathique. F. disait que L. était sale et dégoûtante. Je ne disais rien. J’écoutais ces affirmations de la manière la plus neutre au monde et je me taisais. J’avais d’autres chats à fouetter. Je m’éclipsai une dizaine de minutes pour aller aux toilettes. En revenant, F. et L. s’insultaient mutuellement. J’essayai de calmer l’atmosphère. L. fit mine de cracher sur F. qui voulut la frapper avec son pied. L. prit son verre de vodka et le balança à la figure de F. Il voyait rouge. Il se mordit la langue (tic qui le caractérisait quand il était fâché) et s’avança vers elle. Il allait lui foutre une baffe dans la gueule. Je le pris par la main et le sortit dehors. L. nous suivit en criant. Elle était hystérique. Elle lâchait des obscénités que je n’appris qu’à mes dix-huit ans. Et plus elle en lâchait, plus F. avait des envies meurtrières. Dehors, je priai F. de m’attendre deux secondes sans bouger. Quoi qu’elle dise. Quoi qu’elle fasse, tu ne bouges pas, F., okay ? Okay. Je revenais vers elle. Que se passe-t-il ? Ce type est un macho. Il me regarde toujours de haut. A-t-il dit quoi que ce soit ? Non. Ses yeux parlent. Il n’a pas besoin d’émettre le moindre son. Bon, voici ce qu’on va faire. Je le prends avec moi et on se tire ailleurs. Tu restes au Mystic et tu te sirotes quelques verres. La soirée est encore jeune. On ne va quand même pas la gâcher ? Je veux sa peau. Je veux l’écrabouiller. Tu penses vraiment que tu peux l’écrabouiller. Si je vous laisse tête à tête, tu sais bien qu’il va te bouffer crûe. Sois raisonnable L. Sois raisonnable. D’accord. À une condition. Tu appelles ma sœur demain. J’appelle ta sœur demain ? C’est quoi cette histoire encore ? Ma sœur est revenue à cette ville pour toi. Sinon, elle serait partie à Madrid. Mais je n’ai presque jamais parlé à ta sœur. On ne se connaît pas. Mais bien sûr que si, T. Bien sûr que vous vous connaissez. Vous êtes sortis ensemble. L., je suis O., pas T. Qu’as-tu fumé ? Rien. Je ne fume pas moi. J’éclatai de rire. Okay. Ça me va. J’appelle ta sœur demain. Comment elle s’appelle déjà ? S. voyons. Vous êtes sortis ensemble pendant trois mois. Oui, bien sûr. Quel écervelé, je suis. S., ma douce S., je l’appelerai demain, et je lui chanterai des poèmes au téléphone comme au bon vieux temps. J., mon beau-père, il va bien ? J. ? De qui tu parles ? Oh, rien L., oublie. Tu rentres au bar là ? Demain je t’expliquerai. Quand je parlerai à ta sœur, Z. euh, S., je lui expliquerai tout. Okay ? Tu y vas ? Oui, j’y vais.
F. fumait une cigarette et finissait tranquillement son verre. Il s’était calmé. Ça faisait un bon quart d’heure que je parlais à L. Qu’est-ce qu’elle disait cette conne ? Oh, rien. Tu la regardes de travers apparemment. Pas du tout. Je ne la regarde même pas. Elle est tellement sale. C’est tout ce que vous vous êtes dits ? Non. Elle voulait que j’appelle sa sœur demain. Elle m’a pris pour un autre. Un certain T. T. ? Je ne connais aucun T. ici. Qu’est-ce qu’elle peut être conne cette fille ! Mais qu’est-ce qu’elle t’a donc fait ? Tu la détestes à ce point ? Rien. C’est animal. Elle me dégoûte. Elle me répugne. J’ai toujours envie de gerber quand je la vois. Bon, on va au Camel ? Ils ont changé de DJ dernièrement. C’est combien le J&B là-bas ? 500 pesetas, je crois. Arf. Trop cher. Allons plutôt au Marilyn. C’est 350 pts, les mercredis. Okay, allons au Marilyn.
Dehors, la nuit grondait de toutes ses forces. Les étoiles avaient disparu. Le vacarme des buveurs pléthoriques se faisait de plus en plus présent. Et la fumée. Et la musique industrielle. Quelques espagnoles douces et hippies faisaient des sourires invitants. Je n’étais d’humeur à rien. C’était le temps de l’inconscience consciente. C’était le temps des péchés sans confession. C’était avant que je ne connaisse John Fante et son « Demande à la poussière ». C'était avant Romain Gary et sa « Promesse de l’aube ». Je ne savais pas encore la pleine mesure de l’être humain. J’étais l’apprenti. Et mes vingt ans j’ai brûlé. À apprendre à désapprendre. À rêver des cauchemars. À parler à des fantômes. Et fantôme, je suis maintenant. Et fantôme, je resterai. Et fantôme, je resterai.
PS : Si les dialogues sont trop difficiles à déchiffrer, dites-le moi, j'en mettrai un par ligne. La fainéantise est un vilain défaut. Que je cultive.
Fainéant cultivé, peut-être, mais j'aime bien ! Comme d'hab...
Merci. Moi, je trouve ça moyen. Pas plus :)
Univers particulier, humour blasé, personnages pittoresques. Je persiste à trouver ça bien :-))
Et j'oubliais : un narrateur désenchanté. J'adooooore.
Oui. Le "désenchanté" est ma marque de commerce, on dirait :)
Merci Isabelle pour tes compliments.
Hum ! Bon. C'est moyen. Très moyen. Ça ne lève pas, je n'y comprends rien et, on ne va nulle part. Pas plus et un peu moins même...Moyen ? Je voudrais être pessimiste aussi,d'accord avec vous. Mais je ne fais que vous fouetter avec quelques lignes de suspense. (sourires) Si votre coeur s'est mit à battre plus vite, tant mieux. Vous n'êtes pas cardiaque après tout. Vous êtes plein d'imagination -et- saboteur. Au fond de vous, il y a ce rêveur inspiré qui possède le talent de nous faire voyager.
Continuons Saravane, à deux on y arrivera de temps en temps !
Pour répondre à votre questionnement Onassis, les dialogues sont bien comme tel. À mon avis tout personnel.
Sarvane et Nina : vous formez désormains la coalition du bonheur.
Nina : Merci pour ta réponse. À date, tout le monde a pu déchiffrer. Je n'ai donc pas besoin de travailler plus. Ce qui soulage le fainéant en moi :)