Montréal. 23h 19.
Deux bouteilles de vin à deux. Un souper. Je conduis. La sirène. Les gyrophares. Je mâche du chewing-gum. Je le jette. Votre permis s’il vous plaît. Oui, bien sûr. Mais vous connaissez la blague de l’âne ? Le paysan arrive affamé à l’auberge. J’ai faim, mais j’ai pas d’argent. L’agent me coupe net : il ne veut rien savoir de ma blague. J’arrête. Excès de vitesse. Je plaide ma cause. L’embouteillage. Montréal en chantier. Demain, je travaille tôt. Très tôt. Je n’ai jamais eu de contraventions. Ici au Québec, on s’entend. Je plaide ma cause. Et le policier me trouve sympathique. Il me trouve hâbleur, mais pas trop. Mes yeux rouges ? Les allergies, monsieur l’agent. Si on pouvait couper toute cette herbe à poux, le monde irait mieux. Et j’aurais les yeux moins rouges. Monsieur l’agent a des airs de Lénine. Avec son crâne dégarni. Sa petite barbichette. Son petit sourire malicieux. Lénine est frappé par le Dieu de la clémence. Il me dit qu’il mettra une note sur mon dossier. Oh, oui. Faites donc. Je ferai attention la prochaine fois. Fichtrement attention. Au revoir, Lénine. Je roule aussi vite qu’avant. Mes yeux rouges, vous l’aurez deviné, ce n’est pas seulement les allergies. Rue Mont-Royal. J’aperçois un comédien dans un taxi à proximité. Il a l’air rond. Quand je suis rond, dans ma tête se crée le royaume des ronds. Ils sont tous mes frères. Le comédien, j’ai envie de le prendre dans mes bras et de le féliciter d’avoir atteint le même nirvana que moi. Comment t’appelles-tu ? Mes neurones, ah, mes neurones, si vous pouviez ne jamais me lâcher quand j’ai le plus besoin de vous. L’alcool ? Eh bien, habituez-vous ! Comment t’appelles-tu ? Je t’ai vu à la télé. Une pièce théâtrale. Une adaptation. Par un dimanche soir froid et calme. Ulysse. Oui. Ulysse. Son nom me revient. Mais pas son prénom. Papineau. Hey, Papineau, ils sont fous ces gens, n’est-ce pas ? Papineau me sourit. Il m’a reconnu. Il a reconnu son frère. Au regard. Aux yeux mielleux. Oui, ils sont fous. Très fous. Feu vert. J’avance. Ah, la rue Mont-Royal. Que je te préfère à dos de vélo. Que j’aime tes bouquinistes. Tes boulangeries. Tes cafés. Que je n’aime pas tes habitants trop snob et tes légumes trop chers. Mais comme ça, en voiture, à presque minuit, avec un embouteillage pareil, je ne t’aime pas, je ne te déteste pas. Tu es insignifiante. Tu me grignotes. Tu m’ingurgites. Je suis trop petit devant ton enfer. J’avance à pas de souris. Et la pollution. Et le bruit. Foutues villes. Foutu stress. À quoi bon tout ça ? À quoi bon courir ? Et vers quoi ? Je roule. Virage à droite. Rue lugubre et noire. Airs d’un mauvais film Américain. Ne manque que la musique de pacotille. Et un type qui se fait tabasser. Et moi qui arrive. Et ma cape noire. Et je leur tombe dessus. Et l’homme est sauvé. Et je m’éclipse. J’arrête la voiture. Je me délecte à l’écoute du silence. À la vue du noir. J’éteins les phares. Et j’écoute mon cerveau qui bourdonne. Je lui parle. Pourquoi ne pas te calmer ? Pourquoi ne pas prendre du repos ? Es-tu maudit ? Le cerveau répond par une multitude d’idées incohérentes et peu linéaires. Je ne te comprendrai jamais. Ne suis-je pas ton maître ? Pourquoi ne m’écoutes-tu pas ? Le silence. Même les oiseaux dorment. Le trottoir qui me regarde du coin de l’œil. Le ciel qui se repose tranquillement. Je redémarre. Quelques rues plus tard, je stationne. Je ne suis plus au royaume éthylique. Je suis redescendu sur terre. Et je n’ai plus de cape. Demain sera une longue journée. Mais je survivrai. Comme j’ai toujours survécu.
Ou peut-être est-ce de la chance ? Ou peut-être est-ce quelque peu "romancé" ?