Vol au dessus d'un nid pubère
Je pars en voyage bientôt. Je serais allé au Nicaragua, aux Philippines, au Mozambique, ou même à Toronto. Mais non. J’irai encore là-bas. J’irai encore humer le vent de mon enfance. J’irai encore frissonner au contact de mère la mer. J’irai encore me voir dans tous les visages. Je serai encore et toujours partout. Sur les trottoirs crasseux. Dans la cacophonie indisciplinée. Parmi la foule frère. Parmi la foule sœur.
Je serais allé ailleurs. Par curiosité. J’irai là-bas avec plaisir. Je ne le sais que trop bien. Je ne le sais que trop. Quand j’y vais, c’est le plein d’émotions, d’histoires à dormir debout, de folklore, d’anecdotes, de souvenirs drôles et d’autres moins drôles. Je ne le sais que trop bien. Dès que je monterai dans l’avion, dès que le sourire impersonnel de l’hôtesse de l’air m’indiquera le siège à prendre, dès que je prendrai le journal L’Opinion ou Le Matin, j’aurai des frissons. Mon cœur se serrera. Ma gorge fera un bruit étouffé. Ça s’appelle l’émotion. Ça s’appelle les souvenirs indélébiles. Ça s’appelle l’amour inconditionnel. Et l’amour inconditionnel, malgré cet adjectif définitif et presque utopique, n’est jamais sans une petite pointe de douleur et de rêves brisés.
Je serais allé ailleurs. Je n’irai pas à reculons. J’irai au cimetière. Grand-mère. Grand-père. Oncle. Je vous salue. Reposez en paix. Reposez le temps qu’il faudra. Rien ne presse. J’irai manger à la médina. Ce n’est pas propre ? Les mouches ? Je m’en fous comme de mes premières chaussettes. C’est tellement bon. C’est tellement bon. Ça coûte combien un-morceau-de-viande-machine-à-remonter-le-temps ? Ça coûte combien 17 ans en arrière ? Ça coûte combien un soleil frappant, une fumée appétissante, une sueur commune ? C’est une expérience religieuse. C’est une aventure au-delà des questions terrestres. It's priceless, baby. Ça en vaut la chandelle. Ça en vaut LES chandelles. J’irai manger des escargots bouillants. Ce sera très (trop?) piquant. J’avalerai le bouillon non sans souffrance. Mais qu’importe. Au bout de la souffrance, la mémoire. Il faut la nourrir la mémoire. Il faut la garder vivante. Il faut la garder alerte. J’irai à la plage. Je mangerai un beignet frêle. J’avalerai un coca tiède. Je mangerai une glace. Pingouin. Polo. Gervais. Je ne sais trop quoi. Je mangerai tout ça. Et mes papilles gustatives seront aux anges. Le sucre ? Rien à foutre. Une tête piquée. Un énième défi à l’océan, parmi ses vagues peu tendres, et tout est brûlé, tout est gaspillé, tout est évaporé. Tout. Sauf le goût. Sauf la sensation. Sauf mon esprit qui garde l’empreinte du moment.
Je serais allé ailleurs. J’irai presque en courant. Aux douanes, on me demandera tout de suite ma carte nationale, à la ne-fais-pas-semblant-d’être-Canadien. Je leur donnerai ma carte expirée depuis des années. Sur ma photo, on suspectera une tendance rachitique, une tristesse timide, signes d'autres temps, d'autres moeurs. On prendra le numéro de la carte. Et on me laissera aller. Le douanier ne me fera aucun sourire, ne me souhaitera aucunement la bienvenue. Qu’est-ce qu’il en a à battre, lui, que je sois là ? À la limite, j’aurais dû rester chez moi. Cette idée d’atterrir à 7h du matin. Non, mais… Et puis, il ne peut même plus fumer dans l’aéroport maintenant. Et en plus, tu t’attends à un « bienvenue, monsieur » ? Tu rêves O. Tu rêves en couleur. J’attendrai impatiemment mes bagages. Ça prendra une éternité. Quelques sieurs chétifs que je pourrais, mon (peu) discret embonpoint aidant, transporter chacun sur une épaule, me demanderont si j’ai besoin d’aide pour transporter mes bagages. Je refuserai poliment. Et je marcherai vers la sortie. Un moustachu, fatigué et visiblement irrité d’être à l’aéroport si tôt, brandira une grande pancarte avec un nom occidental : Alexandre Poivrot. Je me présenterai. Il sourira brièvement et je sentirai un petit soulagement. Puis, je lui dirai, le sourire jusqu’aux oreilles : Ai-je la tête d’un Alexandre ? On rira tous les deux à pleines dents. Et c’est là que j’aurai la certitude et surtout la confirmation que rien n’a changé. On a encore le même humour. On rit encore des mêmes choses. Je suis encore chez moi. Malgré toutes les années. Malgré tous les kilomètres. Je suis lui. Il est moi. J’aurais pu être lui. Il aurait pu être moi. Une question de dés. Une question de chance. Ou de malchance. (Reste à savoir qui est le chanceux d’entre nous deux. Mais ça, c’est une autre histoire…)
Je serais allé ailleurs. J’irai me ressourcer. Dans la seule eau bénite que je connaisse. Dans le désordre de ma jeunesse. Dans les rivières inciviles de mon enfance. Parmi des arbres témoins de mon départ et de mon retour. Ça sentira la mer fraîche. Vieille de cent ans. Vieille de mille ans. Ça sentira les oiseaux pubères. Ça sentira l’espoir. Et dans un sourire surpris, sur un visage bronzé, d’un trois-pommes trottinant dans une rue aux allures rocambolesques, je me reconnaîtrai. C’est moi, il y a 10 ans. C’est moi, il y a 15 ans. C’est moi, il y a 20 ans. C’est moi, il y a toujours.